... cette euphorie qui nous relie. Ce sentiment d'invincibilité nous traverse tous en même temps dans un courant électrique alors que nous venons de décider de franchir le cap. Notre premier morceau est enfin en ligne et nous ressentons l'exaltation d'avoir un trésor caché.

— Notre premier tube en ligne, les gars. Ça se fête ! s'exclame Jérémie en nous tendant à chacun une coupe de champagne.

— Pourquoi il n'y a toujours aucune vue ? geint Alexandre.

— Peut-être parce qu'on vient de la poster depuis dix minutes, tiens ! riposte Cassy.

Un sourire amusé se dessine sur mes lèvres alors que je saisis la coupe que me tend mon ami.

— Du Champomy, Jérem', vraiment ? constaté-je en arquant un sourcil.

— Je n'ai pas réussi à trouver la vodka, me répond-il en haussant les épaules.

Au fond, cela importe peu. Nous sommes tous atteints par une excitation grisante. Poster une musique de sa composition peut paraître anodin quand on pense à toutes les vidéos présentes sur la géante plateforme qu'est YouTube, mais à plus petite échelle, c'est un énorme pas que de s'engager sérieusement dans la musique aux yeux de tous. Je ne sais pas où ça va nous mener, mais après près de deux ans de travail intensif, nous sommes finalement parvenus à composer quelques morceaux qui nous rendent fiers et qui nous représentent. Des airs de rock qui symbolisent notre passage à l'âge adulte avec tous les espoirs, les doutes et les chutes qui vont avec. Des messages de paix, des coups de gueule ; de l'aversion et de l'amour. Juste nous, abandonnés à la musique, espérant que les battements de nos cœurs fassent écho avec d'autres.

Nous avons choisi de cadrer nos vidéos afin de ne pas dévoiler nos têtes. C'est un premier grand pas pour nous, certes, mais il reste tout de même timide. La possibilité de s'identifier, la peur du flop, la possibilité que la dangerosité du net se retourne contre une bande de jeunes qui s'essaie à la musique ; bref, tout cela a fait que notre son nous a paru plus essentiel que nos visages.

Cette passion commune nous relie en une complicité rare. Personne ne sait à quel point le chant est important pour nous. Dans une société où de grandes études semblent être la clef de la réussite dans la vie, l'art n'est pas une voie très bien vue, du moins en tant que métier. Alors on donne le change, on fait semblant que ce n'est qu'un loisir, mais quand on se retrouve ensemble au duplex, l'ardeur de nos accords suffit à faire tomber cette façade en une seconde. Parce que la musique, c'est entièrement nous, c'est ce qui constitue chaque fibre de notre être. Et c'est ça que l'on veut partager.

Cet endroit est notre quartier général. A la lecture du testament de mon père, j'ai découvert ce duplex parmi les biens qu'il m'avait légués. Lorsque je me suis rendue à l'adresse indiquée, j'ai eu la surprise de découvrir dans le logement une pièce parfaitement isolée avec une guitare électrique, une micro chant, et un synthétiseur. Mon père avait bien préparé son coup, et avait veillé à me concevoir un petit havre de paix avant son départ. Il m'avait également légué sa vieille batterie qui datait de sa jeunesse ; elle n'avait pas tardé à rejoindre les autres instruments. Ce duplex, c'est son message qui me dit de ne jamais lâcher ma passion, il a veillé jusqu'au bout à s'assurer que j'en ai tous les moyens en ma possession. Aujourd'hui enfin, j'ai l'impression de faire le premier pas vers ce rêve que nous avons construit à deux.

— Ça y est, on a notre première vue ! s'exclame Alexandre, euphorique.

— C'est moi qui suis en train de la regarder Alex, intervient Keziah d'un ton plat.

Cette impatience me touche, elle montre que mes amis sont autant impliqués dans ce projet que moi. Bien que nous soyons tous un peu des touches à tout, nous avons stratégiquement choisi de nous spécialiser dans un instrument au sein du groupe. Ainsi, Elijah et moi avons choisi la guitare électrique, Keziah a opté pour la basse tandis qu'Alexandre et Hannah se sont entendus respectivement pour la batterie et le clavier. De leur côté, Cassie et Jérémie ont pris en charge les morceaux qui nécessitent un accompagnement violon ou clarinette. Il est plus difficile de s'organiser lorsqu'on est nombreux alors nous avons accepté de nous fixer à un poste. Cet arrangement a été nécessaire pour assurer un équilibre dans le groupe.

Pour faire passer le temps, Alex prend sa guitare acoustique et commence à gratter quelques accords alors que je me perds dans la contemplation de ses doigts bagués dont le vernis noir est toujours impeccablement posé sur ses ongles. J'ai toujours admiré son style. Il arbore aujourd'hui un slim troué noir, une veste en jean passée sur un sweat zippé de la même couleur que son pantalon et des Converses bleues marines. Ses boucles brunes qui descendent jusqu'à son cou laissent apercevoir ses boucles d'oreille avec des croix gothiques qui pendent tandis que ses habituels épais bracelets de cuir ornent chacun de ses poignets. Ses yeux d'un incroyable bleu clair suffisent à illuminer sa personne. Alex dégage une aura de confiance, il agit toujours en accord avec ce qu'il est, ce dont peu de gens sont capables. Oui, je suis un mec, et oui j'aime les bijoux et le maquillage, et alors ? semble crier son apparence. Face à une assurance aussi assumée, personne n'ose faire de commentaire. Avec une telle aura de rock star, à la fois passionné et calme, je suis sûre qu'il réussira à percer dans la voie qu'il souhaite.

C'est cette détermination, cette force tranquille qui émane de sa personne que j'admire et qui m'a poussée à me rapprocher de lui. Je fais peu confiance aux gens, mais quand je suis face au potentiel de quelqu'un, on peut dire que j'ai un bon instinct. Longtemps j'ai été cette petite fille joviale et épanouie. J'ai commencé à me sentir marginalisée peu à peu quand j'ai compris que malgré sa présence physique, je n'avais pas de mère. Mais je n'en souffrais pas, du moins pas tant que j'avais mon père auprès de moi qui m'apportait bien plus que deux parents réunis. C'est pour ça que sa maladie m'a frappée avec une force qui m'a déracinée de tout repère. Je ne comprenais pas. Pourquoi lui ?

Je me suis longuement demandée comment il faisait pour lutter contre la mort avec le sourire. J'ai compris malgré moi avec le temps que s'il y parvenait, c'était parce qu'il avait décidé de tourner le dos à la mort pour s'offrir pleinement à la vie, quand bien même il sentait sa fin l'appeler. Il avait choisi de croire en la vie et en ses cadeaux jusqu'au bout. Si j'ai réussi à me relever, c'est bien parce qu'une force insoupçonnée de ma volonté m'a poussée à aller me rendre compte par moi-même de ce qu'il pouvait bien trouver de si beau dans l'existence humaine. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, la beauté est loin de se trouver uniquement dans des valeurs aussi dérisoires que la réussite sociale.

Mon père a beau être mort, sa présence en moi est indéniable au travers les valeurs qu'il m'a transmises et qu'il me transmet encore au fur et à mesure que la vie me fait prendre conscience de toute l'ampleur de ses paroles. Il a posé une empreinte irréversible sur ma perception du monde et des gens. Et je ne peux que l'en remercier. Comment mieux en comprendre sa beauté que par le regard de celui qui sait que la vie s'écoule inexorablement de lui et qu'il n'a plus que le temps d'aller à l'essentiel de l'existence ? Alors même si les années qui ont suivi sa mort ont été les plus sombres quand la noirceur de la vie m'a emprisonnée dans ses ailes déchues, j'ai réussi à me reconstruire progressivement en acceptant de laisser la lumière m'atteindre et éclairer la solitude qui renfermait mes maux. Je ne suis pas faite pour être un martyr, je n'ai jamais grandi dans cet état d'esprit. Même si certains jours sont parfois plus difficiles à affronter, j'ai aujourd'hui la chance d'avoir de solides piliers. Je peux maintenant faire part de toute cette expérience dans ma musique, en espérant toucher le plus de monde possible...

Écrire une chanson, ce n'est pas juste coucher des mots sur le papier, mais des vies à comprendre et des personnes à exprimer. Écrire ces textes c'est laisser sa trace parce que chacun mérite d'être représenté. Nous essayons de toucher la corde sensible de chacun tout en faisant vibrer la nôtre pour qu'elle trouve sa résonance en le plus de monde possible. Pour notre première chanson, nous avons naturellement mis en avant notre amitié et nos espoirs, dont nous espérons que le temps n'arrêtera pas. Nous avons mélangé nos voix avec fierté, laissant notre message faire écho à qui l'écoutera.

Comme pour répondre à mes pensées, les accords de guitare commencent à former l'air de notre titre, Time never stops life. C'est dans un automatisme venu par nos très nombreuses heures de répétitions que nous commençons à entonner notre morceau en version acoustique.

People see time as an end
But we chose to be friends
They still worried about tomorrow
When we just want to live now
 
We're asked to think of our future
But how can we be sure?
They want to choose our way
So we broke these ties today (today)
 
We don't care about what they say
'Cause time never stops life
We don't care, we'll find our way
So nothing can stop our life
 
From now we become ourselves (ourselves)
From now we become ourselves (ourselves)
 
We'll overcome the difficulties
The pride exalted of our bodies
Instead of running from them
And hold our passion as an emblem
 
We'll reborn stronger at every doubt
We'll be reborn no matter what
And if the world is a theater
We'll stand on stage together (together)
 
We don't care about what they say
'Cause time never stops life
We don't care, we'll find our way
So nothing can stop our life
 
From now we become ourselves (ourselves)
From now we become ourselves (ourselves)
 
We don't care about what they say
'Cause time never stops life
We don't care, we found our way
So nothing can stop our life
 
We can stand together
'Cause time never stops life
(Time never stops life)

La douceur de l'instant a un petit goût de perfection alors que l'excitation coule dans nos veines comme jamais. Nous avons décidé de ne pas laisser le temps maîtriser nos vies...