.Avant
I'll be there for you
(When the rain starts to pour)
I'll be there for you
Je fais taire le refrain de I’ll be there for you en retirant d’un geste brusque mes écouteurs de mes oreilles, énervée en repensant à cette insouciance perdue. Je les laisse pendre de ma poche, toujours accrochés à mon téléphone et reprends ma carte tandis que l’argent sort du distributeur. En m’en saisissant, je constate qu'il m'a donné un billet de cinquante et un autre de dix, ce qui me fait prester. Je n'aime pas les gros billets, je les trouve moins faciles à dépenser quand on n'achète que des petites nécessités du quotidien.
Lorsque je me retourne après avoir récupéré mon tote bag à mes pieds, c'est pour constater que les petites gouttes derrière moi se sont transformées en une grosse averse. Avec un profond soupir, je fourre les billets au fond de ma poche sans prendre la peine de les ranger puis m'adosse au mur derrière moi et me laisse glisser jusqu'au sol. Autant rester abritée sous le paravent de la banque. Des fois, j'aimerais que certains clichés sur la France ne soient que des stéréotypes, comme la perpétuelle pluie du Nord et le caractère ronchon des français. Pour le coup, mon nom d'artiste, Ame qui signifie pluie en japonais, semble parfaitement adapté à mon lieu d'habitat.
Je repousse avec dégoût et du bout de mon téléphone le vieux mégot reposant à quelques centimètres à peine de moi. Les gens qui dégradent les rues me dépassent. Un mouvement sur ma droite attire mon attention. Un homme sans abri se décale un peu du carton sur lequel il est installé et me tapote la place maintenant libre à côté de lui. Je plante mon regard dans le sien pour juger de ses intentions J'ai cette capacité à sentir ce que dégagent les gens par-delà leur apparence. Je ne remarque chez cet homme qu'une grande franchise accompagnée de fatigue. Beaucoup s'empresseraient de s'enfuir, pourtant, je choisis comme souvent de me fier à mon instinct et rejoins le sans-abri sur sa protection de fortune.
— Merci.
J'ai pour toute réponse un mouvement de tête dans ma direction, puis nous nous perdons tous les deux dans la contemplation de la pluie.
— Sacré temps de chien, hein gamine.
Je sursaute presque à l'entente de sa voix, éraillée de ne pas avoir servie depuis quelques temps.
— Pour dire vrai, j'aime plutôt la pluie. Mais je dois avouer que ça ne m'arrange pas grandement aujourd'hui, ajouté-je avec un regard appuyé sur mon carton de pâtisseries dans mon sac.
Son rire claque d'un coup et me surprend, on dirait vraiment un aboiement. J'ai presque envie de lui demander s'il est de la famille de Sirius Black.
— Tu aimes la pluie, hein ? Quel genre de fille es-tu ?
Je hausse les épaules, consciente d'être une marginale par rapport aux autres sur bien des plans.
— Je ne sais pas, commencé-je doucement. La pluie a marqué les plus grands évènements de ma vie : ma naissance, la mort de mon père, ma rencontre avec mon meilleur ami, le jour où...
Je me mords les lèvres et m'interromps brusquement en réalisant ce que j'allais dire. Le jour où notre chaîne a passé le grand cap des dix millions d'abonnés.
— Et puis, je ne sais pas, continué-je l'air de rien. J'aime bien l'idée qu'il y a derrière la pluie. Comme si elle effaçait ce qu'il y avait avant, qu'elle le purifiait un bon coup et offrait un nouveau départ.
Plus qu'une anagramme, c'est toute l'association de la pluie à ma vie que je mets derrière mon pseudo. Je ne sais pas pourquoi je raconte ça à un inconnu. Sans doute parce que j'ai choisi de m'attarder sur les signes que la vie met sur mon chemin.
— C'est une vision bien particulière ça gamine, hein.
Oui, hein ? ai-je envie de répliquer, mais je me retiens.
— J'aimerais pouvoir voir les choses sous le même angle que toi mais je doute que cette averse m'apporte autre chose qu'un vilain rhume.
Consciente du fossé entre nos deux conditions, je ne trouve pas à répliquer. Pourtant, il continue :
— Les gens ne voient en les hommes comme moi que des poids à la société, je ne vois pas ce qui va changer ça.
— C'est le manque de connaissance qui leur fait penser ça. Ils n'ont pas le droit de vous juger s'ils ne connaissent pas votre histoire.
— Et toi qui viens t'asseoir auprès du premier inconnu que tu croises dans la rue, tu te crois plus maligne ?
— Oui, mais je vous ai bien observé d'abord.
— Et qu'est-ce que tu crois avoir bien pu voir de plus que la misère que voient les gens, hein ?
— Les gens vous regardent avec leurs yeux de bourgeois parisiens. Moi, je regarde les gens avec mes yeux, mon cœur, et seulement après, avec ma raison. Croyez-moi, quand on regarde tout le monde autour de soi de cette façon, les apparences sont souvent trompeuses.
Il me fixe un instant, clairement dérouté, avant de nouveau faire entendre son rire-aboiement.
— Tu n'es pas comme tout le monde toi, hein ?
Je hausse de nouveau les épaules, ne sachant jamais comment me sentir face à cette affirmation. Je crois que c'est bien cette fois cependant.
— Tu as raison toutefois, je n'avais pas de mauvaises intentions en te proposant de t'asseoir et je me sens jugé par tous ces passants qui me dévisagent sans rien connaître des évènements qui ont marqué ma vie.
Nous regardons ensemble la pluie qui continue de dégringoler devant nous ; telle un miroir réfléchissant, elle nous projette l'histoire de l'homme alors qu'il raconte son passé.
— J'ai été comme eux aussi, tu sais. J'étais marié, j'allais devenir père et je ne réalisais pourtant pas pleinement tout le luxe que j'avais sous les yeux. En apprenant ma future paternité, j'ai décidé de quitter mon boulot pour monter ma propre entreprise et être à la hauteur. Mais je me suis trop précipité, j'ai été trop orgueilleux, et j'ai coulé. Mon épouse était femme au foyer et m'a quitté dès que la misère m'a gagné pour avoir une situation plus confortable avec un autre homme. Elle a emmené avec elle mon fils qui avait à peine un an. Elle a fondé une nouvelle famille sans moi, me coupant de mon fils par la même occasion. Je n'avais même pas les moyens de lui intenter un procès afin de voir mon propre enfant. J'ai perdu tellement en si peu de temps, je me suis laissé abattre et me voici maintenant aujourd'hui, misérable poltron de la société sans apparence, ne méritant aucun respect et descendu au plus bas de la dignité humaine.
Je réfléchis un peu à la portée de ses paroles, et alors qu'il termine sa phrase, j'arrache le scotch de la boîte à pâtisserie et en sors une religieuse après avoir remis en place la partie supérieure qui était tombée. Une partie du glaçage du gland est d'ailleurs restée collée dessus.
— Tenez, elle n'est sûrement pas aussi présentable que l'exigent les attentes mais je crois qu'elle n'a rien perdu de sa saveur.
Ses yeux accablés se mettent à briller lorsqu'il saisit le double-sens et la métaphore du geste. C'est ému qu'il se saisit du gâteau en me remerciant plusieurs fois.
— Merci, merci hein, psalmodie-t-il à court de mots.
Les gouttes tombent avec moins d'intensité maintenant, je me relève en laissant la boite sur le carton de l'homme. Je comptais les offrir à mes amis, mais je suis sûre qu’ils ne m’en tiendront pas rigueur. Je rabats les pans de ma veste en cuir et plonge la main dans ma poche.
— Tenez.
Je tends à mon compagnon de fortune le billet de cinquante euros que j'ai récupéré tout à l'heure.
— Je ne peux pas accepter ta charité.
— J'insiste. Vous en aurez plus besoin que moi. Ne mettez pas ça sur le compte de la charité mais sur celui de l'expérience humaine.
Il s'en empare finalement d'un geste hésitant.
— C'est beaucoup trop. Merci infiniment mademoiselle.
— C'est moi qui vous remercie. Je crois que je commençais à prendre un peu trop pour acquis certaines choses de valeur, dis-je en repensant à ma précédente irritation face au gros billet. Merci d'avoir partagé votre intimité avec moi.
— Tu n'attends pas que la pluie s'arrête ? s'enquière-t-il alors.
— Non, je me suis déjà trop faite attendre. Et puis, j'aime la pluie rappelez-vous.
— Je crois que moi aussi, me répond-il alors en souriant à pleines dents.
Sa bouche est peut-être un peu édentée, mais son sourire est un des plus lumineux que j'ai vu parce qu'il est franc et vient du cœur. Il est tellement communicatif que je le lui rends avec plaisir. J'ai l'impression que la pluie vient de créer un nouveau miracle, la rencontre improbable de deux êtres contraires mais qui se sont ouvertes le temps d'un instant pour s'apprendre quelque chose. Beaucoup de personnes ne prennent pas le risque de connaître ce genre de moment qui fait pourtant tant évoluer.
— C'est vrai qu'elle peut apporter du nouveau, de l'espoir. Merci pour tout, fille de la pluie, tu es une gamine extraordinaire.
Je lui adresse un dernier signe avant de traverser le rideau de pluie et de courir jusqu'à ma voiture. J’allume le moteur, coupe la radio et laisse ma voix envahir l'habitacle sur le play-back de Singing in the Rain. Seulement, arrivée au deuxième couplet, ma voix se fait mur-mure jusqu’à s’éteindre. La réalité me rattrape malgré la parenthèse d’humanité que je viens de m’accorder. Il est rare ces derniers temps que l’envie de chanter me vienne si spontané-ment. C’est pourtant ce que j’ai l’impression d’avoir fait pendant chaque seconde de ma vie, même dans ma tête si ce n’était à haute voix. J’ai l’impression depuis quelques longues semaines qu’on m’a amputée d’une partie de moi. La plus importante et probablement la plus belle. Mais il m’est impossible maintenant de laisser sortir une note sans ressentir de la culpabilité. Parce que je m’en veux de le faire encore alors qu’elle ne le peut plus.
« La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie », disait Sénèque. Je n’ai pourtant pas l’impression que ce sont les gouttes qui s’abattent sur mon pare-brise qui me permettront de prendre un nouveau départ et de retrouver goût à la vie.
C’est par automatisme que je conduis jusqu’à l’hôpital qui est devenu un trajet devenu bien trop habituel à mon goût. Mes amis m’attendent déjà, abrités devant l’entrée, lorsque j’arrive enfin. Ils ne me font aucun reproche, nous n’oserions pas en cette période, mais je peux lire une réprimande dans leur regard.
— Désolée, marmonné-je.
Elijah dodeline de la tête avant d’amorcer le premier mouvement pour entrer. L’odeur du pétrichor est immédiatement remplacée par celle du stérilisant, ce qui me fait froncer le nez. Nous ne nous appesantissons pas à l’accueil, maintenant bons connaisseurs des lieux. Ascen-seur à droite, étage 3, chambre 307 sur la gauche, et nous y voilà. Six andouilles fixant bêtement une porte close. Ça peut paraître rien, mais nous savons pertinemment que ce qui nous attend de l’autre côté ; une pièce affreusement silencieuse qui ne peut que nous forcer à nous confronter à nos remords. Cela fait des semaines que nous venons ici, pourtant, le même cirque se répète encore. Les jumeaux se rapprochent inconsciemment l’un de l’autre, Cassy danse d’un pied à l’autre, Jérémie semble sur le point de faire demi-tour et Alexandre retient son souffle. Moi, je suis mal à l’aise, ce qui me pousse nerveusement à l’action. Je prends ma responsabilité de leader du groupe et frappe trois coups pour la forme. Comme je sais que je n’obtiendrai pas de réponse, j’entre en faisant crisper mes Doc Martens trempées sur le sol lustré. Je suis presque gênée de me pointer dans cet état devant elle, quand bien même je sais qu’elle ne m’entend pas. Le peut-elle ?
Nous nous approchons du seul lit occupant la pièce et nous en plaçons de part et d’autre. Hannah, ses long cheveux couleur de feu éparpillés sur l’oreiller blanc, y repose dans une immobilité hors du temps. Instinctivement, je viens prendre la main de la belle endormie entre les miennes pour y chercher la faible chaleur de la vie. Cinq autres paumes viennent s’ajouter par-dessus, et c’est alors que je me rends compte que je pleure. Que nous pleurons. Pourtant, la dernière fois que nous avons uni nos mains, c’était pour quelque chose de beaucoup plus joyeux. Je regarde nos doigts entremêlés et maintenant encore, je peux encore la sentir…
(When the rain starts to pour)
I'll be there for you
Je fais taire le refrain de I’ll be there for you en retirant d’un geste brusque mes écouteurs de mes oreilles, énervée en repensant à cette insouciance perdue. Je les laisse pendre de ma poche, toujours accrochés à mon téléphone et reprends ma carte tandis que l’argent sort du distributeur. En m’en saisissant, je constate qu'il m'a donné un billet de cinquante et un autre de dix, ce qui me fait prester. Je n'aime pas les gros billets, je les trouve moins faciles à dépenser quand on n'achète que des petites nécessités du quotidien.
Lorsque je me retourne après avoir récupéré mon tote bag à mes pieds, c'est pour constater que les petites gouttes derrière moi se sont transformées en une grosse averse. Avec un profond soupir, je fourre les billets au fond de ma poche sans prendre la peine de les ranger puis m'adosse au mur derrière moi et me laisse glisser jusqu'au sol. Autant rester abritée sous le paravent de la banque. Des fois, j'aimerais que certains clichés sur la France ne soient que des stéréotypes, comme la perpétuelle pluie du Nord et le caractère ronchon des français. Pour le coup, mon nom d'artiste, Ame qui signifie pluie en japonais, semble parfaitement adapté à mon lieu d'habitat.
Je repousse avec dégoût et du bout de mon téléphone le vieux mégot reposant à quelques centimètres à peine de moi. Les gens qui dégradent les rues me dépassent. Un mouvement sur ma droite attire mon attention. Un homme sans abri se décale un peu du carton sur lequel il est installé et me tapote la place maintenant libre à côté de lui. Je plante mon regard dans le sien pour juger de ses intentions J'ai cette capacité à sentir ce que dégagent les gens par-delà leur apparence. Je ne remarque chez cet homme qu'une grande franchise accompagnée de fatigue. Beaucoup s'empresseraient de s'enfuir, pourtant, je choisis comme souvent de me fier à mon instinct et rejoins le sans-abri sur sa protection de fortune.
— Merci.
J'ai pour toute réponse un mouvement de tête dans ma direction, puis nous nous perdons tous les deux dans la contemplation de la pluie.
— Sacré temps de chien, hein gamine.
Je sursaute presque à l'entente de sa voix, éraillée de ne pas avoir servie depuis quelques temps.
— Pour dire vrai, j'aime plutôt la pluie. Mais je dois avouer que ça ne m'arrange pas grandement aujourd'hui, ajouté-je avec un regard appuyé sur mon carton de pâtisseries dans mon sac.
Son rire claque d'un coup et me surprend, on dirait vraiment un aboiement. J'ai presque envie de lui demander s'il est de la famille de Sirius Black.
— Tu aimes la pluie, hein ? Quel genre de fille es-tu ?
Je hausse les épaules, consciente d'être une marginale par rapport aux autres sur bien des plans.
— Je ne sais pas, commencé-je doucement. La pluie a marqué les plus grands évènements de ma vie : ma naissance, la mort de mon père, ma rencontre avec mon meilleur ami, le jour où...
Je me mords les lèvres et m'interromps brusquement en réalisant ce que j'allais dire. Le jour où notre chaîne a passé le grand cap des dix millions d'abonnés.
— Et puis, je ne sais pas, continué-je l'air de rien. J'aime bien l'idée qu'il y a derrière la pluie. Comme si elle effaçait ce qu'il y avait avant, qu'elle le purifiait un bon coup et offrait un nouveau départ.
Plus qu'une anagramme, c'est toute l'association de la pluie à ma vie que je mets derrière mon pseudo. Je ne sais pas pourquoi je raconte ça à un inconnu. Sans doute parce que j'ai choisi de m'attarder sur les signes que la vie met sur mon chemin.
— C'est une vision bien particulière ça gamine, hein.
Oui, hein ? ai-je envie de répliquer, mais je me retiens.
— J'aimerais pouvoir voir les choses sous le même angle que toi mais je doute que cette averse m'apporte autre chose qu'un vilain rhume.
Consciente du fossé entre nos deux conditions, je ne trouve pas à répliquer. Pourtant, il continue :
— Les gens ne voient en les hommes comme moi que des poids à la société, je ne vois pas ce qui va changer ça.
— C'est le manque de connaissance qui leur fait penser ça. Ils n'ont pas le droit de vous juger s'ils ne connaissent pas votre histoire.
— Et toi qui viens t'asseoir auprès du premier inconnu que tu croises dans la rue, tu te crois plus maligne ?
— Oui, mais je vous ai bien observé d'abord.
— Et qu'est-ce que tu crois avoir bien pu voir de plus que la misère que voient les gens, hein ?
— Les gens vous regardent avec leurs yeux de bourgeois parisiens. Moi, je regarde les gens avec mes yeux, mon cœur, et seulement après, avec ma raison. Croyez-moi, quand on regarde tout le monde autour de soi de cette façon, les apparences sont souvent trompeuses.
Il me fixe un instant, clairement dérouté, avant de nouveau faire entendre son rire-aboiement.
— Tu n'es pas comme tout le monde toi, hein ?
Je hausse de nouveau les épaules, ne sachant jamais comment me sentir face à cette affirmation. Je crois que c'est bien cette fois cependant.
— Tu as raison toutefois, je n'avais pas de mauvaises intentions en te proposant de t'asseoir et je me sens jugé par tous ces passants qui me dévisagent sans rien connaître des évènements qui ont marqué ma vie.
Nous regardons ensemble la pluie qui continue de dégringoler devant nous ; telle un miroir réfléchissant, elle nous projette l'histoire de l'homme alors qu'il raconte son passé.
— J'ai été comme eux aussi, tu sais. J'étais marié, j'allais devenir père et je ne réalisais pourtant pas pleinement tout le luxe que j'avais sous les yeux. En apprenant ma future paternité, j'ai décidé de quitter mon boulot pour monter ma propre entreprise et être à la hauteur. Mais je me suis trop précipité, j'ai été trop orgueilleux, et j'ai coulé. Mon épouse était femme au foyer et m'a quitté dès que la misère m'a gagné pour avoir une situation plus confortable avec un autre homme. Elle a emmené avec elle mon fils qui avait à peine un an. Elle a fondé une nouvelle famille sans moi, me coupant de mon fils par la même occasion. Je n'avais même pas les moyens de lui intenter un procès afin de voir mon propre enfant. J'ai perdu tellement en si peu de temps, je me suis laissé abattre et me voici maintenant aujourd'hui, misérable poltron de la société sans apparence, ne méritant aucun respect et descendu au plus bas de la dignité humaine.
Je réfléchis un peu à la portée de ses paroles, et alors qu'il termine sa phrase, j'arrache le scotch de la boîte à pâtisserie et en sors une religieuse après avoir remis en place la partie supérieure qui était tombée. Une partie du glaçage du gland est d'ailleurs restée collée dessus.
— Tenez, elle n'est sûrement pas aussi présentable que l'exigent les attentes mais je crois qu'elle n'a rien perdu de sa saveur.
Ses yeux accablés se mettent à briller lorsqu'il saisit le double-sens et la métaphore du geste. C'est ému qu'il se saisit du gâteau en me remerciant plusieurs fois.
— Merci, merci hein, psalmodie-t-il à court de mots.
Les gouttes tombent avec moins d'intensité maintenant, je me relève en laissant la boite sur le carton de l'homme. Je comptais les offrir à mes amis, mais je suis sûre qu’ils ne m’en tiendront pas rigueur. Je rabats les pans de ma veste en cuir et plonge la main dans ma poche.
— Tenez.
Je tends à mon compagnon de fortune le billet de cinquante euros que j'ai récupéré tout à l'heure.
— Je ne peux pas accepter ta charité.
— J'insiste. Vous en aurez plus besoin que moi. Ne mettez pas ça sur le compte de la charité mais sur celui de l'expérience humaine.
Il s'en empare finalement d'un geste hésitant.
— C'est beaucoup trop. Merci infiniment mademoiselle.
— C'est moi qui vous remercie. Je crois que je commençais à prendre un peu trop pour acquis certaines choses de valeur, dis-je en repensant à ma précédente irritation face au gros billet. Merci d'avoir partagé votre intimité avec moi.
— Tu n'attends pas que la pluie s'arrête ? s'enquière-t-il alors.
— Non, je me suis déjà trop faite attendre. Et puis, j'aime la pluie rappelez-vous.
— Je crois que moi aussi, me répond-il alors en souriant à pleines dents.
Sa bouche est peut-être un peu édentée, mais son sourire est un des plus lumineux que j'ai vu parce qu'il est franc et vient du cœur. Il est tellement communicatif que je le lui rends avec plaisir. J'ai l'impression que la pluie vient de créer un nouveau miracle, la rencontre improbable de deux êtres contraires mais qui se sont ouvertes le temps d'un instant pour s'apprendre quelque chose. Beaucoup de personnes ne prennent pas le risque de connaître ce genre de moment qui fait pourtant tant évoluer.
— C'est vrai qu'elle peut apporter du nouveau, de l'espoir. Merci pour tout, fille de la pluie, tu es une gamine extraordinaire.
Je lui adresse un dernier signe avant de traverser le rideau de pluie et de courir jusqu'à ma voiture. J’allume le moteur, coupe la radio et laisse ma voix envahir l'habitacle sur le play-back de Singing in the Rain. Seulement, arrivée au deuxième couplet, ma voix se fait mur-mure jusqu’à s’éteindre. La réalité me rattrape malgré la parenthèse d’humanité que je viens de m’accorder. Il est rare ces derniers temps que l’envie de chanter me vienne si spontané-ment. C’est pourtant ce que j’ai l’impression d’avoir fait pendant chaque seconde de ma vie, même dans ma tête si ce n’était à haute voix. J’ai l’impression depuis quelques longues semaines qu’on m’a amputée d’une partie de moi. La plus importante et probablement la plus belle. Mais il m’est impossible maintenant de laisser sortir une note sans ressentir de la culpabilité. Parce que je m’en veux de le faire encore alors qu’elle ne le peut plus.
« La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie », disait Sénèque. Je n’ai pourtant pas l’impression que ce sont les gouttes qui s’abattent sur mon pare-brise qui me permettront de prendre un nouveau départ et de retrouver goût à la vie.
C’est par automatisme que je conduis jusqu’à l’hôpital qui est devenu un trajet devenu bien trop habituel à mon goût. Mes amis m’attendent déjà, abrités devant l’entrée, lorsque j’arrive enfin. Ils ne me font aucun reproche, nous n’oserions pas en cette période, mais je peux lire une réprimande dans leur regard.
— Désolée, marmonné-je.
Elijah dodeline de la tête avant d’amorcer le premier mouvement pour entrer. L’odeur du pétrichor est immédiatement remplacée par celle du stérilisant, ce qui me fait froncer le nez. Nous ne nous appesantissons pas à l’accueil, maintenant bons connaisseurs des lieux. Ascen-seur à droite, étage 3, chambre 307 sur la gauche, et nous y voilà. Six andouilles fixant bêtement une porte close. Ça peut paraître rien, mais nous savons pertinemment que ce qui nous attend de l’autre côté ; une pièce affreusement silencieuse qui ne peut que nous forcer à nous confronter à nos remords. Cela fait des semaines que nous venons ici, pourtant, le même cirque se répète encore. Les jumeaux se rapprochent inconsciemment l’un de l’autre, Cassy danse d’un pied à l’autre, Jérémie semble sur le point de faire demi-tour et Alexandre retient son souffle. Moi, je suis mal à l’aise, ce qui me pousse nerveusement à l’action. Je prends ma responsabilité de leader du groupe et frappe trois coups pour la forme. Comme je sais que je n’obtiendrai pas de réponse, j’entre en faisant crisper mes Doc Martens trempées sur le sol lustré. Je suis presque gênée de me pointer dans cet état devant elle, quand bien même je sais qu’elle ne m’entend pas. Le peut-elle ?
Nous nous approchons du seul lit occupant la pièce et nous en plaçons de part et d’autre. Hannah, ses long cheveux couleur de feu éparpillés sur l’oreiller blanc, y repose dans une immobilité hors du temps. Instinctivement, je viens prendre la main de la belle endormie entre les miennes pour y chercher la faible chaleur de la vie. Cinq autres paumes viennent s’ajouter par-dessus, et c’est alors que je me rends compte que je pleure. Que nous pleurons. Pourtant, la dernière fois que nous avons uni nos mains, c’était pour quelque chose de beaucoup plus joyeux. Je regarde nos doigts entremêlés et maintenant encore, je peux encore la sentir…
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.Avant
Encore une fois, c'est très bien écrit et la philosophe derrière et vraiment profonde 😍 la fin est très intriguante, j'ai hâte de découvrir ce qu'il s'est passé !
Відповісти
2020-10-11 20:49:37
1
.Avant
Purée je me fais toujours avoir, je veux la suite et je me rends compte qu'il n'y a pas de chapitre suivant T^T
Відповісти
2020-10-16 14:44:58
1
.Avant
Après le temps, encore une belle philosophie avec la pluie ☺ tu trouves des belles images pour illustrer des vérités, c'est très parlant ! On se remet un peu question avec Mae je trouve.
La fin m'intrigue... la fille est dans le coma, blessée, morte ? Je suppose qu'on en apprendra plus après.
Tu écris toujours très bien 😍
Відповісти
2020-11-11 21:41:30
1