Mon plus grand ennemi, c'est le temps. C'est une force que personne ne peut contrôler. En fait, il n'est même pas matériel ; il passe et puis c'est tout. On ne peut rien faire d’autre que de le subir. Mais je crois que ce qui m'effraie le plus dans cette perspective, c'est de savoir que rien n'est immuable, que rien n'est figé. On est un jour lâché dans une vie où rien n'est plus incertain que notre lendemain.
Tout bouge autour de nous. Nos goûts, nos relations, notre environnement, si bien que l'on se demande au final ce que l'on garde toute notre vie. Qu’est-ce qui fait que je reste la même personne toute ma vie ? Il y a bien quelque chose, un repère auquel se raccrocher, un compagnon fidèle que l'on peut tenir pour acquis dans le flou de notre futur. Certains s'en tiennent à des objets comme souvenirs pour ne pas perdre de vue d'où ils viennent, d'autres préfèrent nouer des promesses en espérant y voir un gage éternel.
Moi, j'ai choisi la musique. Ou la musique m'a choisie, je ne sais pas trop. Toujours est-il qu'elle s'est associée à moi dès que j'ai commencé à saisir la notion de rythme. Enfant, mon père m'a transmis cette passion qu'il avait déjà en lui et j'ai rapidement fait sa fierté dès que j'ai su moduler ma voie en des accords harmonieux. Elle est très vite devenue ma passion, ma meilleure manière de m'exprimer et de transformer mes sentiments aux autres. C’était mon moyen d’évasion pour évacuer tout ce que j’avais sur le cœur et je n’ai à ce jour jamais rien trouvé d’aussi efficace. Cet amour commun pour la musique nous a très fortement liés mon père et moi, j'ai conscience d'avoir noué une complicité hors norme avec lui. J'étais la seule enfant à me confier autant à un parent, la seule à avoir une soif insatiable de son savoir et de son expérience. Il a commencé à ouvrir mon esprit très tôt, à la différence, à la tolérance, aux beautés cachées de ce monde devant lesquelles peu prenaient le temps de s'arrêter. Je suppose que c’est cela qui m’a toujours faite me sentir différente des autres. Avoir un esprit ouvert dans une société fermée n’est pas facile tous les jours.
Cette proximité m'a cependant joué un tour dévastateur lorsque mon père est mort quand j'avais treize ans. Le sablier qu'est la vie m'a mis un rude coup en pleine figure qui m’avait touchée jusqu’à l’âme. J'ai pris conscience que le temps pouvait nous arracher ce à quoi nous tenions, ce que nous étions à chaque instant. Le temps pouvait effacer le passé d'un clin d'œil en faisant voler en éclat le présent et faire du futur une profonde incertitude.
Le jour de son enterrement, les gens avaient pleuré. Moi, j'avais chanté. Mon père aimait les belles choses, et il avait toujours dit que ma voix en était pour lui le sommet. Qu'une bande de personnes se rassemble pour pleurer sa vie, qui pourtant avait été heureuse, lui aurait été complètement incompréhensible. C'était pourtant moi qu'on avait regardé de travers. Depuis ce jour, je n'avais plus jamais chanté en public, gardant le chant comme mon trésor dont une partie avait été enterrée avec mon père.
La musique est devenue mon jardin secret, ma meilleure amie, ma douce confidente. C’était la seule trace que m’avait laissée mon père, mon dernier lien avec lui. Je ne croyais en rien d'autre qu'en elle, je ne voulais croire en rien d'autre qu'en elle. Je n'avais de contrôle sur rien d'autre, tout pouvait m'être arraché brusquement. C'était la musique et moi contre la vie, contre le temps.
C'était du moins ce que j’avais longtemps pensé avant que ma mélodie n'en croise d'autres et que nous nous accordions en une symbiose parfaite. J’avais réussi à trouver après de longues années très noires emplies de solitude de nouvelles notes à ajouter à la partition de ma vie. Ensemble, nous avons osé, ensemble nous avons brillé, ensemble, nous avons vécu le plus beau avant que la réalité ne nous rattrape, ne me rattrape. Nous avions beau avoir vécu un songe hors du temps, celui-ci avait encore frappé pour nous arracher à notre rêve éveillé. Malgré tout ce que nous avons construit, je me demande encore s’il est possible de la jouer à nouveau, notre ballade qui résonne en tout temps. Cette fois, je ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter : est-ce que la musique réussira à ramener l’espoir ?
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