Une journée à Londres
Contre-la-montre
Le blanc n'est pas une couleur
Deux fleurs
Chute
La Demoiselle
Un oubli
Un sommeil lourd
Le monde de l'hiver
Gravure
Papa est méchant
La ville endormie
Ma chère fille
À toi que j'aime
La torture
Humiliation
La délivrance
Terrorisée
La Révolution
La beauté de l'aube
Doux réveil
Papa est méchant
  Quand les messieurs en bleu sont venus sonner chez ma tatie pour dire, d'un air complètement indifférent, qu'ils avaient emmenés papa, je ne les ai pas cru tout de suite. C'était sûrement une farce. Ça devait être une farce.

  J'étais chez ma tatie pour un mois, pendant les grandes vacances. Sinon, je vivais avec papa. Il était grand et très gros, le docteur disait qu'il était « en surpoids » et qu'il fallait arrêter de trop manger. Mais papa n'avait jamais écouté le docteur. Il continuait de dévorer n'importe quoi n'importe quand, surtout de la viande, il adorait la viande. Il se léchait toujours les lèvres en me regardant, et il faisait pareil avec maman avant qu'elle meure. Les messieurs en bleu étaient venus enquêter et chercher le corps, mais ils ne l'ont jamais trouvé puisque papa l'avait caché dans le plus bas étage du congélateur. Ils n'étaient pas encore partis quand j'ai pris l'avion pour rejoindre ma tatie.

  Alors quand je les ai revu sur le seuil de la porte annoncer que papa allait mourir, je ne les ai pas crus. Et si c'était eux les menteurs ? Tatie avait l'air de les croire, parce qu'elle s'est endormie d'un coup. Le monsieur avec une veste s'est approché de moi et a prononcé sept mots qui m'ont fait mal.

« On ne peut plus lui faire confiance. »

  Ça veut dire que je ne pourrais plus faire du tambour sur le gros ventre de papa. D'un coup, le regard du monsieur m'a fait avoir le même sentiment que quand maman est morte : j'ai eu le cœur lourd et ma vue est devenue floue. Peut-être que je pourrais prendre les lunettes de papa pour y voir mieux ?
  Le monsieur s'est mis à ma hauteur et a essuyé l'eau qui était sur mes joues. Il m'a dit que ma tatie allait prendre soin de moi et que tout irait bien, mais rien n'ira plus jamais bien, parce que papa va mourir.

  Papa va mourir parce qu'il a mangé maman. Et je ne pourrais même pas le dire à mes copines parce que je vais changer d'école. J'aurais aimé que ma dernière image de lui soit autre chose qu'une silhouette difforme agitant sa main dans un aéroport, j'aurais aimé avoir un image de lui me souriant sans un regard bizarre,j'aurais aimé qu'il n'ait rien de lui-même. J'aurais aimé avoir un autre papa, un papa normal qui ne mange pas les mamans et qui n'a pas pour projet de manger sa fille.
  Je vais mal à cause de papa. Aujourd'hui, si je pleure devant des messieurs en bleu, c'est parce que papa a fait une grosse bêtise et qu'il doit mourir pour ça. Même si je fais une colère, il mourra quand même, et une partie de lui qu'il avait laissé en moi mourra avec lui. Maman aurait chanté une berceuse en me faisant un câlin. Mais maman est morte. Papa m'aurait cuisiné de la viande. Mais c'est moi qu'il aurait cuisiné. De toute façon, il va mourir lui aussi.
  Papa était stupide. Il n'aurait pas dû avoir une fille, ni une amoureuse. Il n'aurait pas dû être insignifiant aux yeux de la société, si il avait été riche il ne serait pas mort et il aurait mangé les messieurs en bleu. Parce qu'il est méchant. Papa est méchant. Mais il m'a appris à cuisiner.

  Les messieurs en bleu sont partis, et ma tatie s'est réveillée. Enfin, elle se repose dans sa chambre, qui est à côté de la cuisine. Moi, j'ai faim. Et j'ai toujours voulu que papa soit fier de moi. Quand il aura la tête coupée, je me régalerais. Alors je prends un couteau et je m'approche de la chambre à côté de la cuisine.

Bon appétit, tatie.
© Élodie ,
книга «Un regard de détresse - Recueil de nouvelles».
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