Déjà deux semaines. Deux semaines sont passés depuis l’anniversaire de Morgan. Pour être tout à fait honnête, depuis notre baiser il ne s’est rien passé d’autre entre nous deux. Nous n’avons toujours pas passé l’étape du lit parce que j’ai encore énormément de mal avec ce qui se trouve dans mon dos et puis de toute façon on est tellement fatigué qu’à peine la tête posée sur l’oreiller on s’endort. Morgan passe ses journées chez ses parents à parler des affaires pendant que moi je m’occupe comme je peux avec Niko. En fait, je me demande si quelqu’un ne nous empêche pas d’être ensemble lui et moi.
Aujourd’hui le temps ne me permet pas d’aller voir mes amis. Il a plu toute la journée et de temps en temps des éclairs viennent zébrer le ciel. Alors pour ma sécurité j’ai décidé de rester bien sagement à la maison à tuer le temps. Notre maison n’étant pas très grande, il m’est facile de m’ennuyer. J’ai passé une bonne partie de la matinée à poursuivre mon livre, j’ai pris tout mon temps à manger ce midi, j’ai rangé le linge propre dans l’armoire, j’ai également passé le balai mais malheureusement il n’est que 15 heures 30 et je n’ai plus rien à faire. Je pourrais sûrement aller voir les voisins, mais je ne suis pas d’humeur. Je jette un dernier coup d’œil par la fenêtre et profite de l’éclaircit pour sortir prendre l’air.
Mes pieds me dirigent automatiquement vers le seul endroit que je connais bien : le marché. En ce temps maussade il n’y a personne dans les allées ce qui me permet de bien voir les étals. Je n’ai pas de but précis dans ma visite. Je passe et je regarde.
− Ma petite dame, que diriez-vous de manger un peu de poisson ce soir ?
Je me surprends à faire un tour des yeux pour savoir à qui il s’adresse et je finis par m’approcher de son stand.
− Un poisson frais, pêché ce matin par les belles mains de mon fils.
− C’est quoi comme sorte de poisson ? Je demande.
− Un beau brochet d’un peu plus de 2 kilos.
Je réfléchis un moment en regardant le poisson mort devant moi. J’hésite à le prendre puisque je ne sais pas cuisiner mais en même temps ça changera comme repas. Le poissonnier semble lire dans mes pensées puisqu’il me dit :
− Il vous suffit de préchauffer votre four à 210°C et de l’enfourner 1 heure en l’arrosant régulièrement avec son jus de cuisson. Si vous voulez je peux vous l’écailler et vous retirer les arrêtes.
− Je veux bien alors.
Le poissonnier ne se fait pas prier deux fois et s’empare du poisson pour s’activer. Je sors un porte-monnaie de ma poche et le paye.
− Vous me conseillez quoi comme légumes ?
− Le brochet ça se mange avec tout, n’hésitez pas à varier les plaisirs. Moi je sais que ma femme le préfère avec uniquement des échalotes, du citron et du persil. Mais si vous voulez y ajouter des carottes, ou des brocolis faites comme bon vous voulez. Tenez mademoiselle et j’espère vous revoir prochainement.
− Merci beaucoup, je reviendrais pour vous dire comment c’était.
L’homme étire un large sourire et me salut une dernière fois. Je me dirige maintenant vers un autre stand, celui qui vend les légumes.
La femme qui se tient derrière est en train de retirer sa marchandise et je ne sais pas trop quoi faire.
− Vous fermez ?
− Je commence oui, c’est pourquoi ?
− Oh hum… Je ne sais pas trop… J’ai acheté un poisson et je cherchais de quoi l’accompagner.
La femme se gratte le menton et ressort une cagette de champignons.
− Vous êtes combien ?
− 2.
Elle pioche alors dans sa cagette et me sélectionne ses plus beaux légumes.
− Coupez en lamelles puis faites-les revenir à la poêle un quart d’heure et ce devrait être bon.
− Super merci beaucoup.
− Il n’y a pas de quoi. Au fait, vous êtes venue seule ?
− Oui, pourquoi.
− Vous devriez faire attention alors. Les jeunes filles là-bas ne semblent pas des plus aimables.
Sa phrase me glace le sang et je jette un rapide coup d’œil derrière moi pour voir de qui elle parle. Plus loin, l’air de rien, trois jeunes femmes discutent en riant. A les voir de la sorte on dirait qu’elles ne font que blablater, mais je les reconnais comme étant le groupe de la soirée d’anniversaire de Morgan. Je me souviens de la moindre de leur parole et je crois la marchande quand elle me dit de me méfier d’elles. Je prends le sac de champignons, paie et m’en vais l’air de rien.
Je décide de ne pas rentrer tout de suite en continuant mon tour. La pluie retombe et je déplie mon parapluie pour m’y abriter. Je m’arrête devant le stand de confiture et Jovelita, sa capuche de sweat-shirt sur la tête, me serre la main.
− Ça faisait longtemps que tu n’étais pas venue.
− Oui j’ai été pas mal occupée. Sinon vous allez bien ?
− Pas vraiment à cause du temps, et toi ?
− Pareil.
− Tu fais quoi ici sous ce magnifique ciel bleu ?
Jovelita rit de sa propre blague et j’essaie de la suivre même si je suis plus préoccupée par les jeunes femmes derrière moi.
− Ce soir, c’est moi qui cuisine. Ça ne va pas être une mince affaire puisque je n’ai jamais touché de four de ma vie, mais je me sens d’attaque à essayer.
− Ne t’inquiète pas, c’est l’intention qui compte. Je suis sûr que Morgan va adorer.
Je rougie en l’imaginant se régaler à l’un de mes plats et secoue la tête pour revenir à la réalité.
− Alors qu’elle parfum veux-tu goûter ?
Je suis heureuse qu’elle me l’ait proposé car j’adore ces petites concoctions. Je me penche en avant et sélectionne un petit pot vert.
− Les pommes viennent de mon jardin.
− Pas les autres fruits ?
− Oh non, j’ai un tout petit jardin qui accueille juste un pommier. Les autres viennent d’un verger que je tiens avec ma sœur. Je ne sais pas si tu es passé devant durant ton tour de la ville, mais il se trouve en bordure à deux kilomètres de là.
En réalité non je n’ai pas eu le temps puisque du moment où j’ai rencontré Niko, je n’ai pas continué ma visite touristique. Je devrais peut-être la poursuivre ce serait pas mal.
− Vous ne travaillez pas avec votre mari ?
Jovelita rit à ma question et je me demande bien ce que j’ai pu dire d’amusant.
− Je ne suis pas mariée. Contrairement à toi, je n’ai jamais été choisis par la machine. Et je vais être honnête, ça ne me dérange aucunement.
J’hésite à lui dire qu’elle a de la chance, mais j’ai peur qu’elle prête ça à confusion. Moi je peux dire que j’ai la chance d’être tombée sur quelqu’un comme Morgan et ne regrette plus d’être marié à lui. Cependant, ma voisine Auréline c’est une autre histoire. Même si elle ne veut pas me l’avouer je suis sûr que Boris est violent avec elle. Peut-être pas physiquement, mais mentalement j’en suis certaine.
− Morgan va bien ?
− Je le trouve fatigué. Le président lui demande beaucoup de travail. Il fait son possible pour me tenir compagnie le soir, mais je sais qu’il n’attend qu’une chose aller dormir.
− Faut qu’il fasse gaffe à ne pas tomber malade. Il se bousille la santé.
− Je sais bien, c’est ce que je lui ai dit, mais il ne veut pas m’entendre sur ça.
C’est bien l’un des défauts que je lui ai trouvés : il est très têtu. Je lui ai dit à de nombreuses reprises ces derniers jours que s’il voulait il pouvait aller dormir, qu’il n’était pas obligé de rester avec moi mais il n’en tient qu’à sa tête et fait son maximum pour être à mes côtés le plus possible. C’est d’ailleurs pour ça que ce soir c’est moi qui cuisine et qu’ainsi il n’ait rien à faire. Il fait tellement pour moi que je peux bien lui faire ça !
− Je devrais sans doute rentrer, je commence à avoir froid.
− Vas-y, cours te réchauffer.
− Bonne fin de journée.
− A toi aussi ma belle.
Jovelita me donne le pot de confiture à la pomme que je range dans le sac et je me dirige vers la sortie. Je passe devant le groupe de fille et je leur donne le regard le plus noir qui puisse exister. Je les entends m’insulter dans mon dos, mais je ne prends pas la peine de me retourner.
La route goudronnée est remplie de nid de poule, et il me faut faire attention de ne pas mettre les pieds dans l’un des trous remplie d’eau. Le ciel commence enfin à se dégager et les rayons du soleil refont leur apparition. Je m’arrête un instant pour replier mon parapluie plus encombrant qu’autre chose quand je me fais bousculer par quelqu’un.
− Tu pourrais faire attention, ricane l’une d’elle.
− Je te demande pardon ?
Installée près d’un mur, il m’est impossible de gêner le passage. La plus grande du groupe, une blonde aux cheveux nattés vient me dominer de sa taille.
− Qu’est-ce que vous me voulez ? Je demande lasse.
− Moi rien, mais toi que nous veux-tu ?
Je fronce les sourcils d’incompréhension. Mais je vais rentrer dans son jeu.
− Que vous me lâchiez peut-être. A priori je suis tellement intéressante que vous n’avez d’autre préoccupation que de me suivre.
Les trois filles explosent de rire. La blonde s’essuie une larme au coin de yeux avant de me cracher au visage.
− Tu crois vraiment qu’on suivrait la folle du village ?
− Pour faire peur à quelqu’un ça peut être intéressant, mais comme ce n’est pas mon cas...
− Ah oui et l’autre soir ? Tu te souviens quand tu es partie te réfugier dans le jardin et que Morgan est venu te secourir ? Ce n’était pas de la peur ?
Ma main va plus vite que mes pensées et claque la joue de la grande blonde. Les deux autres filles essaient de faire reculer leur amie mais celle-ci se débat et m’en redécolle une.
− Tu n’aurais jamais dû faire ça.
Je tente de me dégager mais la blonde me retient par le bras et m’oblige à la regarder.
− Morgan ne t’aimera jamais tu le sais ? Morgan est trop intelligent pour tomber amoureux d’une folle comme toi. Tu n’es rien si ce n’est qu’un vulgaire jouet. Tu ne sers à…
Cette fois-ci ce n’est pas ma main qui s’abat sur sa joue mais mon front sur son nez. La colère a pris possession de mon corps et je suis à deux doigts de la mettre au sol. Mais elle a plus de répartie que je ne le pensais puisqu’elle m’agrippe par les cheveux et arrive à me faire mettre à genoux. Mon corps se plie dans une position étrange et je n’arrive plus à bouger tant sa poigne est forte.
− Tu ne sais rien de lui. Tu ne le connais pas.
Un rire mesquin s’échappe de ma bouche.
− Parce que tu le connais ? Tu ne lui as jamais parlé j’en suis sûr. Tu es trop lâche pour aller lui dire ne serait-ce qu’un bonjour !
C’est la phrase de trop. Elle me jette en arrière, ma tête vient frapper le mur en brique derrière. Sous les exclamations de ses amies, elle se jette sur moi et me griffe les bras à travers mon gilet et le visage. Je suis beaucoup trop déboussolée pour agir. Je voudrais retourner la situation en me débattant et en la mettant au sol comme j’ai fait à de nombreuses reprises lors de mes crises. Mais elle est pire qu’une tigresse et m’assène plus de coup à la seconde qu’il est possible de donner. Elle finit par me lâcher quand elle se rend compte que je n’arrive plus à bouger. Comme de vulgaires lâches qu’elles sont, elles m’abandonnent sur le trottoir.
Je me retrouve assise dans une position très désagréable, le visage en feu. Je reste un moment, là à ne savoir quoi faire. Pleurer ? Pour quoi faire ? Crier ? Pour qu’on me considère encore plus comme une folle ? Je me relève avec difficulté et trébuche sur le sac de course. Une personne vient alors à ma rescousse et m’aide à me relever. Je reconnais sa peau caramel. Sa main vient se glisser sous mon bras droit et elle me guide sur le chemin contraire de chez moi.
− Je t’emmène à l’hôpital.
Je me force à m’arrêter au milieu de la route malgré la soudaine envie de dormir qui me prend.
− Je vais bien, je peux rentrer chez moi.
− Tu rigoles ? Elles t’ont tabassée et tu veux rentrer à la maison seule dans cet état ?
Je n’ai pas le temps de répliquer qu’elle m’attrape de nouveau par le bras et avec une certaine force elle me traîne jusqu’à l’hôpital.
Je ne suis jamais entrée dans cet édifice. Le bâtiment est tout ce qu’il y a de plus normal c’est-à-dire carré, blanc avec écrit en gros et en lettres bâtons : URGENCE. A l’intérieur, la salle d’attente est bondée de gens. Une forte odeur de désinfectant vient s’emparer de mon nez et je suis obligée de respirer par la bouche tant c’est désagréable. Jovelita me guide jusqu’à l’accueil et demande que j’aie des soins le plus vite possible. Mais l’infirmière avoue qu’il va être compliqué pour moi de passer dans les prioritaires. Quand je vois tous ces gens qui attendent sur les bancs, je me rends bien compte que moi ce n’est rien par rapport à eux, alors forcément je demande qu’on s’occuper d’abord du garçon qui a un hameçon dans l’oreille ou encore du monsieur qui régurgite de la bile dans la poubelle.
Je profite d’ailleurs que Jovelita ait le dos tourné pour me diriger vers la sortie, mais je sens mon corps faiblir. La fatigue s’empare de mon être, mes yeux se fermant presque tous seuls. Avant même que je n’ai touché la poignée de la porte, je m’écroule sur le sol telle une poupée de chiffon. Je n’entends plus que les voix des infirmiers autour de moi avant de sombrer dans un profond sommeil.
A mon réveil, je suis allongée sur un lit qui n’est pas le miens. La chambre a des murs verts d’eau, sur mon côté gauche une table de chevet en plastique blanc sur laquelle est posée une veste en jean et sur ma droite une fenêtre donnant sur les couloirs de l’hôpital. Je suis allongée sur un lit moelleux, légèrement surélevée, sans aucun tubes, câbles ou je ne sais quoi planté dans le corps.
Mon cerveau est encore embrumé par la fatigue. J’ai l’impression que toute la fatigue du monde me tombe sur les paupières. S’il n’y avait que moi je refermerai les yeux de sitôt et retournerais auprès de Morphée.
Mais je m’oblige à rester éveillée dans cet endroit inconnu. Je regarde par la seule vitre de la pièce et peux observer Morgan discuter avec un médecin. Il a les traits tirés, l’inquiétude se lisant sur son visage. Il écoute l’infirmier d’une oreille attentive, les bras croisés. Je ne sais pas du tout ce qu’ils se disent, mais Morgan hoche la tête de compréhension.
Je me rappelle alors pourquoi je suis ici. Je me souviens de ma virée au marché et la scène qui a suivi. Mes jambes s’activent alors d’elles-mêmes et je me lève. J’ai un petit peu de mal à tenir l’équilibre par la fatigue, mais je parviens à me rendre jusqu’à la chaise du fond où sont posées mes affaires. Je ne réfléchis pas et m’habille prête à rentrer à la maison. Je n’ai pas le temps de faire deux pas que Morgan et le médecin entrent.
− Lorene, que fais-tu ? Me demande-t-il.
− Je suis prête à rentrer à la maison, pourquoi ?
Je me mets à bailler, un grand bâillement qui me fait presque pleurer.
− Tu devrais rester un moment ici, le temps que tu ailles mieux.
− Je vais parfaitement bien.
Morgan a posé ses mains sur mes épaules et plante ses deux yeux dans les miens. J’ai trop peur de me noyer dedans que je détourne le regard.
− Médecin, elle peut sortir ?
− Elle peut à une condition : qu’elle se repose. Elle ne doit rien faire si ce n’est dormir.
− Mais j’ai un repas à préparer, j’interviens. Je me suis promis de cuisiner ce soir. Ce sera Brochet et champignons.
− Pas ce soir Lorene. Je retiens ton intention, mais on doit écouter le médecin : tu dois te reposer.
Je fronce les sourcils. Comment ça c’est moi qui dois me reposer ? Je ne fais pas grands choses de mes journées et c’est moi qui dois dormir ? Mais c’est n’importe quoi !
− C’est toi qui as besoin de te reposer. C’est toi qui travailles toute la journée. C’est toi qui rentres avec des cernes de quinze pieds.
− Peut-être mais ce n’est pas moi qui me suis évanoui au milieu de la salle d’attente. Les médecins disent que c’est à cause de la pression, alors ces prochains jours tu vas te reposer et tout ira pour le mieux. Et avec ce qu’il t’est arrivé, je refuse que quelqu’un d’autre te touche encore une fois.
Morgan passe sa main sur mon arcade sourcilière et je ne peux que refréner une grimace devant la douleur. Je porte ma main avec délicatesse et peux y sentir un fil. On m’a recousue.
Il va chercher sa veste en jean, m’aide à enfiler la mienne et en me prenant la main avec toute la douceur du monde nous sortons dans les couloirs. Il s’arrête un moment à l’accueil pour régler je ne sais quoi, et nous finissons par sortir. Dehors il fait déjà nuit et la pluie a cessé de tomber.
− Ça fait combien de temps que je suis ici ? Je demande le nez vers mes pieds.
− Un peu plus de trois heures, le temps qu’on me prévienne et que je vienne te chercher.
Nous rentrons d’un pas rapide jusqu’à la maison. J’ai un petit peu de mal à le suivre, les jambes encore en coton, mais nous arrivons sans grand problème. La maison est baignée dans le noir et quand Morgan ouvre la porte, je suis avalée par la chaleur qu’elle dégage. Je ne réfléchis pas et dépose mes affaires sur le porte-manteau avant de me diriger en cuisine avec mon sac de course.
− Lorene je t’ai dit non. Ce soir tu ne fais rien.
Il a couru derrière moi et m’a pris le sac des mains. Il est si proche que j’ai presque le nez collé à son torse.
− Mais et le repas ?
− Ce soir on ne se complique pas la vie et on mange des restes. D’accord ?
Je fais un oui de la tête avant de partir m’affaler sur le canapé. Mes paupières sont si lourdes que je me sens sombrer dans le sommeil petit à petit. Mais Morgan m’en empêche.
− Je peux savoir qui t’as fait ça ?
Il vient s’installer près de moi avec deux assiettes chaudes dans les mains.
− Je ne sais pas. Je ne les connais pas.
− Peux-tu me les décrire alors ?
− Pourquoi faire ? Tu vas faire comme pour Boris ?
− Il l’avait cherché.
Je me mue dans un mutisme et apporte une fourchette à ma bouche. Je n’ai pas une grande faim, mais je reconnais que j’apprécie de pouvoir remplir mon ventre.
− Peux-tu au moins me donner leur raison de t’avoir fait ça ?
Un rire presque gênant sort. Parfois je n’arrive pas à le comprendre. Comment peut-il ne pas se douter de la véritable raison ? Il s’attend à quoi comme réponse ?
− J’aimerai me convaincre que c’était parce que j’étais seule et fragile mais malheureusement non. C’est ce qui arrive quand on sort avec le fils du président ? Je demande une pointe de moquerie dans la voix.
Morgan tente de me toucher mais je recule.
− Je suis désolé.
− Ne t’excuse pas c’est ma faute. Je n’aurais jamais dû remplir ce formulaire. J’aurais dû rester dans ma première idée : le déchirer et le jeter.
− Ne dis pas ça Lorene.
− Tu veux que je dise quoi alors ? Que je suis heureuse d’être avec toi même si on me menace ?
C’est au tour de Morgan de se mettre en mode silencieux. Je peux lire dans son regard qu’il est terriblement touché. Ses traits sont tirés par l’anxiété et je pourrais presque croire que j’ai affaire à un enfant. Mon assiette finie, je me lève, débarrasse et me dirige automatiquement dans la chambre. Le lit m’attend avec les draps défaits, mais je n’arrive pas à m’allonger dessus. Quelque chose me retient, je n’y arrive pas. Alors mes jambes me guident automatiquement jusqu’au jardin. La fraîcheur de la nuit tombante pénètre dans la chambre, l’herbe est encore mouillée, je prends une couverture pour l’étaler par terre et m’allonge dessus, le nez vers les étoiles.
Je n’arrive pas à verser la moindre larme. Je n’arrive pas à savoir si je m’en veux à moi, à elles, ou à Morgan. J’essaie de trouver une solution à la situation. J’essaie de me convaincre que ça n’arrivera plus jamais parce que Morgan menacera quiconque osera lever la main sur moi. Mais je sais que ce sera voué à l’échec. Il ne pourra me protéger éternellement. Forcément, elles vont trouver une solution pour continuer à me faire du mal. Et je sais au plus profond de moi que Morgan va finir par se détourner un jour et me laisser seule avec ces problèmes.
− Je peux ?
Sa voix se fait timide. Je ne détourne pas la tête vers lui, mais je hoche quand même pour lui dire oui. Il vient s’allonger à côté de moi, épaule contre épaule.
− C’est quoi ton plus grand rêve ? Je demande avant qu’il ne rattaque sur le sujet.
Je sens Morgan immobile comme un bloc de pierre. Je n’ai pas détourné le regard vers lui, mais je suis sûr qu’il réfléchit à sa réponse.
− M’enfuir. Tout quitter pour tout recommencer.
Sa réponse ne me surprend même pas.
− Et toi ?
− Tout recommencer également. Pouvoir refaire ma vie depuis le début, de ma naissance jusqu’à aujourd’hui.
− Tu sais on pourrait partir, si tu le veux.
− Comment ça ?
− On pourrait quitter la ville et refaire notre vie dehors de l’autre côté de la barrière.
− Et comment veux-tu t’y prendre ? Tu veux commettre un crime juste pour pouvoir découvrir le monde ?
Morgan soupire.
− Ça fait un peu plus d’un mois que je travaille dessus. Des disparitions inquiétantes de certaines personnes. Des rumeurs circulent qu’ils ont quitté la ville pour rejoindre les extérieurs grâce à l’aide des passeurs. J’ai fait mes propres recherches et je pense avoir trouvé quelque chose.
Bien que l’idée soit alléchante, je reste consciente de la réalité.
− Tu oublies tes fonctions. Tu es le futur président.
− Je n’en ai que faire de ce poste. Je ne le veux pas, je ne suis pas fait pour ça.
− Comment peux-tu dire ça ? Tout le monde t’adore ! Je ne connais pas ton programme mais je sais par avance que tu feras un excellent président.
Un nouveau et long soupire de Morgan.
− Je n’ai pas envie de dicter aux autres ce qu’ils doivent faire… Je n’arrive même pas à savoir ce que je veux moi, alors pourquoi l’imposer aux autres ?
J’ai tourné la tête vers lui et je peux admirer sa mâchoire carrée se contracter à chacune de ses paroles. Une légère barbe de deux jours vient accentuer ses lignes et même si je ne l’aime pas trop ainsi, je dois reconnaître qu’il fait plus adulte.
− A ton avis, que devrions-nous faire ? Demande-t-il.
− Oh je… je ne sais pas trop. C’est ton choix à toi pas le mien. Je ne pense pas que mon avis soit important.
Il se tourne vers moi et à cause de l’obscurité de la nuit je ne peux lire ses émotions dans ses yeux. Il fait terriblement mystérieux comme ça et j’en ai presque la chair de poule.
− Si je te le demande c’est qu’il y a une raison Lorene. Je ne veux pas t’imposer un choix pour le regretter par la suite.
C’est à mon tour de soupirer et de réfléchir à la réponse que je vais donner.
− Dans ses cas-là tu sais parfaitement mon choix. Tu dois forcément te douter que je ne suis pas faite pour être première dame. Je n’y connais rien et je n’ai même pas le peuple derrière moi pour me soutenir.
− Mais tu m’as moi et tes amis !
Une grimace se dessine sur mon visage en pensant à Niko et son groupe. Je ne leurs aient jamais dit que j’étais mariée au fils du président de peur de leur réaction. Qu’adviendrait-il s’ils l’apprenaient ?
− Ça ne fait pas beaucoup, je trouve juste à répondre.
Je détourne pour la énième fois la tête vers les étoiles. Le ciel est d’un bleu nuit extrêmement foncé, presque noir. Les étoiles sont légèrement cachées par les nuages, mais je peux quand même voir l’étoile du Berger. Elle est bien plus grande et lumineuse que ses comparses. Elle volerait presque la vedette à la lune tant sa beauté est hypnotisante. A force de l’observer, elle se grave sur ma rétine de sorte que quand je ferme les yeux je la distingue toujours.
A entendre sa respiration, je devine que Morgan s’est endormi. Je ne tourne pas la tête vers lui même si l’envie de le regarder toute la nuit ne me déplaît pas. Mes paupières s’alourdissent, je trouve un dernier courage pour me relever et aller prendre mes médicaments. Je fouille au fond de ma table de chevet, là où je range habituellement mes flacons, mais ma main ne frôle que du vide. Je fais le tour jusqu’à celle de Morgan sans aucunes raisons apparente et tombe sur un livre écorné. Ce moment de panique de ne pas trouver mes médicaments m’ont réveillé et je me mets alors à fouiller partout dans la chambre. Sous le lit, sous le meuble, dans mes vêtements, mais à aucun moment un flacon orange fait son apparition. La panique prend possession de mon corps et le cœur battant je m’en vais dans la salle de bain. Là aussi je fouille chaque recoin, et encore une fois je ne tombe que sur le néant. Direction la cuisine cette fois-ci. Pourquoi les aurais-je rangés ici ? Excellente question. Une chose est certaine, j’ai beau regarder dans les placards, les tiroirs, ou à même le meuble, je ne trouve toujours rien.
Mon cœur s’emballe, ma respiration devient difficile, je me tire les cheveux en réfléchissant au plus profond de moi où j’ai bien pu les mettre. Je n’ai aucun souvenir de les avoir changés de place alors je retourne dans la chambre et me remet à la fouiller de fond en comble. J’ai envie de demander à Morgan s’il sait où ils sont, mais devoir le réveiller alors qu’il dort comme une souche me fend le cœur.
Je finis par m’asseoir sur le sol, la tête entre les mains à réfléchir comme une véritable machine. Je me refais la journée d’hier, je me revois parfaitement prendre mes trois gélules avant de me coucher et avant que Morgan me rejoigne. Ça me dérange toujours autant de les prendre quand il est dans les parages. Je me revois ensuite les ranger bien au fond du tiroir de ma table de chevet et de le refermer par la suite. Jusque-là rien d’anormal. Mais alors où ont-ils bien pu passer ?
Je sens mon cerveau commencer à dire stop et m’obliger à aller me coucher. Mes yeux se ferment tous seuls. Je baille toutes les trente secondes et je sens mon combat contre mes flacons orange perdu d’avance. Je suis dans le grand doute. Est-ce que je peux attendre demain ou dois-je vraiment les retrouvé ce soir ? Je me rappel mes années passés à l’hôpital et aux nombreuses fois où je ne les ai pas pris. Si tout va bien je peux tenir 48 heures avant de faire une crise, mais ça c’est vraiment si tout va bien. Je me motive donc et je me relève pour la dernière fois, m’empare d’une grosse couverture rangée dans l’armoire et l’étale sur Morgan et moi.
Je n’ai pas le temps de me poser plus de question, qu’à peine la tête posée sur l’herbe je m’endors.