Un léger frottement interrompit le silence angoissant qui s’était installé après l’ouverture du battant de bois. Le frottement venait de l’intérieur. Il n’y faisait pas totalement noir, la lumière extérieure passant par le trou laissé par la porte, mais assez pour cacher une bonne partie de la pièce. Malgré l’ambiance qui régnait, Kay se risqua à avancer et fut accueillit par un étrange mais adorable crapaud de la taille d’un bébé humain.
Ce n’était pas totalement un crapaud. Plutôt un mélange entre ça et un lapin. Son corps ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui d’une crapaud mais il possédait un poil blanc et brillant accompagné de grandes oreilles magnifiques. Cependant, ce ne fut pas ce qui me dérangea le plus dans son allure. Était-ce véritablement une espèce bipède ?
_ Étonnant, n’est-ce pas ?
Je regardai mon interlocuteur. Léoni me regardai en souriant. Un sourire plutôt fier de lui. Alors qu’il n’y avait pas vraiment de quoi.
_ Oui. C’est une sorte de crapaud ?
_ Une grenouille plutôt. Mais oui, c’est cela. C’est une des rares espèces à posséder plusieurs caractéristiques humaines, expliqua-t-il.
_ Humaines ? C’est pourtant clairement un animal. Et à part sa façon de se tenir, je ne vois pas comment l’on pourrait le comparer aux Hommes.
_ Effectivement, commença le chevalier en riant. Sa particularité à marcher sur ses deux pattes arrières est surprenante et amusante. Différente des autres espèces humanoïdes aussi mais d’autres choses sont importantes.
Il n’en dit pas plus, préférant sans doute me laisser voir par moi-même de quoi il en retournait.
Kay s’approchait de plus en plus de sa proie et plus il approchait, plus mes yeux s’habituaient à l’obscurité de la pièce et je pouvais, à présent, distinguer l’ensemble de la pièce du grenier.
Des meubles se trouvaient correctement installés dans la salle. Un lit relativement petit, un canapé, une table à manger, une commode et d’autres fournitures comme celles-ci. Bouche bée, je me demandais à quoi cela pouvait-il bien servir. Je lançai un regard à Léoni qui n’en fit rien puisqu’il observait attentivement le jeune fantôme.
Celui-ci courait après l’anomal qui le fuyant en criant avec une petite voix pincée :
_ Oskour ! Oskour ! Oviol ! Onmetouche !
Le chevalier ne put retenir son fou rire plus longtemps. Son rire emplit l’étage. Il se courba en deux, hilare de ce spectacle, puis ne pouvant plus tenir debout il appuya son dos contre le mur, hors de la pièce renfermant désormais la grenouille et Kay. Il fut suivi, après quelques autres « Oskour ! » lancés par le crapaud-lapin, par les deux jumeaux en même temps. Oui, oui, en même temps. Un énorme bruit me fit sursauter quelques instants plus tard. C’était ni plus ni moins que toutes les personnes prisent d’un fou rire qui s’étaient affalées sur le sol dans un fracas à tuer des rats.
Seule Liane, avec un grand sourire plaquée sur le visage, restait debout à profiter du spectacle qui se déroulait devant ses yeux même si, à mon avis, elle avait une très forte envie d’imiter ses amis.
Finalement, Kay, à bout de souffle, n’avait pas entendu notre conversation, et revint avec un air de chien battu.
_ Qu’est-ce qu’ils ont à rire comme des malades ? Me demande-t-il entre deux respirations avant de se tourner vers les clones un peu plus qu’énervé. Qu’est-ce qui ne va pas avec cet animal ?
Les rires des quatre amis redoublèrent, si tant était que cela pouvait être possible. Liane tenait tant bien que mal sur ses jambes jusqu’à ce qu’une voix n’intervienne derrière son dos.
_ Vous comptez me faire poireauter là encore longtemps, intervint la grosse grenouille de sa voix pincée.
Les genoux de la princesse lâchèrent et sous le choc, elle s’effondra de tout son corps sur le plancher. Kay et moi nous étions retournés en sursautant lorsque la grenouille prononça ses paroles.
Quelques secondes plus tard, après quelques réflexions silencieuses pour moi et au minimum de l’audibilité pour Kay, Léoni se remit enfin de son fou rire. Nous ne le comprenions pas mais il fut bien vite explique.
_ C’est bon je crois qu’on les a assez bizutés. Tu peux revenir, dit-il au crapaud.
Pas besoin de plus de mots. Le grenouille, toujours sur ses deux pattes arrières, s’étirait et au fur et à mesure son corps s’allongeait et changeait. Après une courte minute de silence, perturbé tout de même par l’héritière du royaume et les deux enfants qui riaient, roulés en boule par terre, ma bouche s’ouvrît sans que je m’en rende compte, mes yeux fixant l’être se tenant devant moi.
Mon grand frère.
Mon Thalion.
Un mage en quatrième année d’apprentissage du premier cycle.
Le fils de mes parents.
Lui.
Il se tenait vraiment devant moi. A la même place que la créature quelques temps auparavant. Il s’était…
_ Une métamorphose ? S’écria Kay qui n’était pas plus perturbé que ça par ce qu’il venait de se passer devant ses yeux. C’est une magie très puissante, mais aussi très difficile. Je pensais que l’on ne l’apprenait qu’en deuxième année du second cycle.
Il tourna autour de mon frère à la recherche du moindre indice qui prouverait qu’il était bien un grenouille précédemment. Je fis pareil sans pour autant bouger, mes pieds ancrés dans le sol et mon esprit encore trop embrouillé. Je me rendis compte que ma bouche était toujours ouverte. Je la refermai pour la rouvrir presque immédiatement.
_ C’est une blague ?
Mon frère détourna son regard de Kay pour le poser sur moi. Il esquissa un sourire gêné et désolé en se passant une main dans les cheveux pour les remettre correctement.
_ Léoni et Liane ont insisté pour vous faire un espèce de petit baptême de magie, ce qui correspond pour eux à une blague magique. Même si votre ascension en était quand même un.
Les trois autres se relevèrent tant bien que mal, épuisés par cette farce.
_ Oui… Désolé pour cette farce mais avoue que c’était drôle ! S’excusa poliment Andor.
Je fit une moue perplexe avant que sa sœur ne reprenne à son tour.
_ Bien ! Pour le moment tout s’est déroulé comme prévu ! On passe à la suite ? Proposa-t-elle à tout le monde.
_ Parce que vous avez prévu autre chose ? Demandai-je un peu inquiète.
_ Non, ce n’est rien, commença Léoni en rigolant. Nous allons juste nous balader dans le quartier. Il est très amusant. Et puis, si nous avons de la chance nous tomberons peut-être sur une bagarre ou deux.
Je blêmis. Il comptait vraiment se battre avec les quelques ivrognes qui étaient prêt à le faire ?
Personne ne semblait surpris de ce qu’il avait dit, cela devait être une habitude mais je n’en restais pas moins hésitante quant à la suite de programme de la soirée.
Le quartier dans lequel nous étions n’était pas vraiment en bon état. Il devait être mal famé et en regardant l’état du bar au rez-de-chaussée du bâtiment, je ne pouvais qu’être soucieuse jusqu’à ce que nous arrivions dans une énorme ruelle qui, cette fois, rengorgeait un certains nombre d’hommes et de femmes assis contre les murs avec une ou plusieurs bouteilles d’alcool dans les mains.
Au bout de la rue, un bar était encore ouvert et une ambiance joviale y régnait. Mais c’était sans compter sur l’arrivée de Léoni.
Nous étions en groupe mais lorsque nous entendîmes clairement la musique provenant du lieu, le jeune chevalier avide d’alcool nous devança pour se planter juste devant la porte du bistrot. Nous le suivions d’assez près mais arrivâmes quelques temps après lui.
Deux hommes campant devant l’endroit le toisaient d’un air méchant et repoussant. Je n’avais pas vraiment envie de m’en approcher mais Léoni nous regarda avec un sourire en coin avant de s’avancer comme pour y entrer.
Les deux messieurs se regardèrent avant de passer leur bras devant la porte pour empêcher le petit garçon d’entrer. Léoni s’arrêta avant de percuter leurs membres.
_ Qu’est-c’tu crois faire, gamin ? Avança celui à droite de la porte.
_ C’pas un coin pour les jeunes. Hic ! R’tourne dans les jupons d’ta mère ! Hurla celui de gauche.
Tous les deux se mirent à rire bruyamment. Tellement fort qu’une jeune et belle femme passant près d’ici s’approcha pour voir ce qu’il se passait.
En deux temps trois mouvements, les deux bourrés étaient à terre. Le jeune combattant aguerri avait pris soin de voler au préalable leurs chopes d’alcool. Je ne m’y connaissais pas bien dans cette matière mais cette boisson était de couleur jaune et un résidu de mousse était étalé contre les parois du verre.
Mon ami ne perdit pas plus de temps, il vida une des deux boissons sur les têtes des hommes allongés sur le sol de la rue puis bu le second breuvage en en renversant quelque peu sur sa combinaison noire. Il aspira d’un coup avant de relâcher son air, grossièrement. Puis il posa les objets sur le rebord de la devanture du bar avant de se retourner et de s’en aller fier d’avoir pu avoir de l’alcool.
A son âge, les barmen n’acceptaient pas de lui donner une quelconque goutte d’alcool. Pour en avoir légalement il aurait fallut qu’il attende quatre ou cinq ans. Mais je doutais fort qu’il ne préfère payer sa boisson assis au comptoir plutôt que de dépouiller les hommes saouls qui le prennent de haut à son arrivée. Cette pensée me fit rire et un sourire se dessina doucement sur mon visage. Je comprenais bien facilement le jeune garçon. Il adorait la bagarre mais ne souhaitait pas spécialement les commencer parce que même si le fait d’en commencer une n’était pas mal vu, son statut de chevalier en prenait un coup. Et puis en quelques jours seulement, j’avais eu l’occasion de le voir en compagnie d’alcool ou sous son emprise à de très nombreuses reprises.
Après avoir posé les deux bouteilles près du bar, Léoni repartit sans dire ou faire autre chose de plus. La jeune femme qui était venue assister à la scène, intriguée, n’avait pas bougé de l’entrée de la ruelle par laquelle elle était arrivée. D’ailleurs elle se faisait plutôt discrète et personne d’autre que moi ne semblait l’avoir remarqué. Je ne fis cependant pas très attention à elle, mon regard plutôt dirigé sur mon ami.
Deux ou trois bars plus loin, sept ou huit bagarres plus tard et quatre ou cinq verres après, une angoisse grandissait en moi. Je n’aurais su dire ce que c’était mais, je sentais que quelque chose clochait. Plusieurs fois j’avais pensé que quelqu’un nous suivait mais après avoir regardé autour de moi avec un petit air paranoïaque, j’étais sûre que ce n’était pas ça. Mais alors quoi ?
Alors que mes entrailles se nouaient très rapidement, une ombre passa au dessus de nos têtes mais je semblais être la seule à l’avoir remarquée. Quand je disais « au dessus de nos têtes » je voulais aussi et surtout dire un dessus des toits. L’ombre avait sauté du toit de droite à celui de gauche. Toujours en essayant de passer inaperçu, ce qui semblait marcher. D’ailleurs j’étais très étonnée que Léoni ne l’avait toujours pas sentie. Il devait sans doute être déjà bien trop saoul.
Après l’avoir à nouveau vue passer en suivant le même schéma mais à l’inverse, et m’être assurée par la même occasion que ce n’était pas une hallucination causée par la peur qu’engendrait ce quartier, j’en parlais à mon frère qui marchait devant Liane.
_ Au dessus ? Chuchota-t-il en retour.
J’acquiesçai sans faire de bruit. Il ne leva pas la tête mais ralentit pour en parler avec la jeune princesse.
_ Tu sens quelque chose ? Comme si on nous espionnait ou pas ?
Elle fit non de la tête puis regarda Thalion désormais assez méfiante. Elle jeta un rapide coup d’œil au chevalier qui marchait, insouciant dans la rue peu éclairée si ce n’était pas du tout.
_ Tu es certaine de ce que tu as vu ? Murmura Thalion à mon oreille.
_ Tu ne ressens rien, toi ?
Il secoua la tête de droite à gauche.
_ Rien ne semble suspect. Mais dans cet endroit il vaut mieux être prudent.
Il sembla vouloir ajouter quelque chose mais n’acheva pas la fin de sa pensée.
Nous continuions sur quelques mètres avant de croiser deux hommes bien plus baraqués que les précédents. Léoni s’approcha d’eux et tenta sa technique habituelle. Aucun de ses coups ne parvinrent à les faire bouger. Mon frère alluma alors sa main et les deux messieurs le regardèrent. Ils rigolèrent avant de partir en nous laissant à peu près tranquille malgré l’offense que leur avait faite note ami.
_ Eh ! Pourquoi vous partez ? Cria Léoni an allant à leur suite.
Ils s’arrêtèrent, soupirèrent et se retournèrent.
_ Écoute, mon petit. Tu es trop bourré. Rentre chez toi et arrête de te balader dans cet endroit. Et puis, tu ne dois pas encore avoir totalement la majorité donc arrête d’extorquer de l’alcool aux adultes.
Cet homme était bienveillant. Le deuxième, qui l’accompagnait, avait une mine renfrognée sur le visage, il ne devait pas avoir envie de s’occuper de nous, des petits enfants perdus dans un quartier sale.
_ J’fais. Hic ! C’qu’j’veux. Hic ! D’abord.
Le grognon perdit patience et approcha rapidement son poing du visage de l’enfant. C’est là que l’ombre noire qui nous surveillait depuis un certain temps, trouva le moment pour descendre en longeant les murs et planter un coup de pied dans le ventre de l’attaquant.