Ambre revint dans la chambre d’Alice avec de l’encre et des yeux rouges.
« Qu’est-ce qui vous est arrivé ? » S’étonna Alice.
Ambre secoua la tête :
« Rien. Un nuage de poussière dans l’œil. »
Puis elle renifla.
***
Victime d’une nouvelle insomnie.
Ambre se mordillait nerveusement les ongles, le regard perdu dans ses sombres pensées.
Elle commençait à avoir l’habitude, de ces insomnies, et elle les passait en général dans la salle de bain. Elle s’y sentait toujours plus à l’aise.
Elle repensait à Arnold, ce garçon d’on ne sait quel âge qui s’était lancé dans la périlleuse excursion de quitter son monde.
Ambre avait peur, très peur, qu’il ne soit mort en tombant dans le puit, en faisant un plat, ou en se noyant, parce qu’il ne savait pas nager.
Si seulement il était arrivé à destination…
Si ça se trouve, il était à présent en 2010… ou 2020…
Peut-être était-il allé dans un futur plus lointain de celui d’Ambre !
Ou peut-être avait-il fini dans l’au-delà…
Et Alice qui continuait de vouloir quitter son époque comme l’avaient fait Ambre et René…
Pas maintenant. Elle n’avait pas encore passé suffisamment de temps avec sa grand-mère.
Si seulement elle prenait conscience du temps qu’il nous restait à passer, toutes les deux…
Ou si seulement Ambre ignorait le temps qu’il leur restait.
Tourments, tourments.
Ambre quitta la salle de bain sans même y penser.
***
Ambre était de retour dans la chambre d’Alice, la tête remplie de réflexions.
Lorsqu’elle entra, elle eut une petite frayeur : la couche de René était vide.
« René ? Appela t-elle doucement.
— Je suis là. »
Ambre tourna la tête, et, en plissant les yeux, elle aperçut le jeune homme, assit en tailleur dans le somptueux et élégant fauteuil d’Alice, à côté du lit à baldaquin.
La jeune femme le rejoint, surprise.
« Mais qu’est-ce que tu fais là ? S’étonna t-elle à mi-voix. Tu ne dors pas ?
— Elle ne dormait pas non plus, il y a à peine cinq minutes. »
Il désigna du menton Alice, dont on apercevait une vague silhouette à travers les draps et les rideaux du baldaquin. Une respiration régulière aussi fine et délicate qu’un souffle s’en échappait.
Il la contempla un instant, puis se tourna vers Ambre :
« … Madame… Savez-vous quand est-ce que l’on rentrera ? »
Le cœur d’Ambre fit un bon dans sa poitrine.
Non non non !
René poursuivit :
« C’est que… Alice me parle de partir tout les jours. Elle m’a dit que depuis que nous étions là, vous et moi, elle se sentait pleine d’espoir : l’espoir qu’un jour, elle pourrait quitter cette époque où les femmes vivent soumises, et où sa famille la martyrise. Alors… est-ce que vous savez ? »
Ambre n’eut même pas à réfléchir : elle secoua prestement la tête.
« Non je ne sais pas, répondit-elle rapidement, d’une voix qu’elle aurait voulu plus décontractée. Je ne sais pas du tout du tout, je n’en ai aucune idée. »
Malgré l’obscurité de la chambre, Ambre vit René plisser les yeux vers elle, la scrutant de haut en bas.
Elle se sentit rougir, et pria intérieurement les ombres de cacher un minimum ses rougeurs.
René soupira.
« … Toi aussi, tu as envie de partir ? Interrogea Ambre.
— Ce n’est pas l’envie qui me pousse, ce sont les conditions, répondit le jeune homme. Je peux rester ici, cela ne me dérangerait pas… Mais je ne peux pas habiter ici éternellement. Mme De Sous-Bois m’a déjà repéré une fois, et une seconde fois est vite arrivée… Non… et je ne veux pas repartir en 1914. »
Pourquoi Alice n’a t-elle pas voulu me le demander directement, à moi ?
Ambre s’en étonna.
Pourquoi s’était-elle d’abord confiée à René, avant elle ? Même pas, elle ne lui avait même pas dit !
J’ai peut-être l’air méchante et autoritaire, vue de l’extérieur… Ou alors, je ne suis pas assez cool… ou… trop vieille ?
Trop vieille, trop vieille… Alice avait dix-sept ans, et elle vingt-trois, cinq ans d’écart, ce n’était tout de même pas un ravin.
Elle eut un court soupir, puis tapota amicalement l’épaule de René :
« Allez, va te coucher. Les journées sont longues, tu devrais te reposer… Ah, et tu peux me tutoyer, et m’appeler Ambre. »
***
« Voulez-vous peut-être un peu de thé, ma très chère ? »
Alice acquiesça dignement.
« Avec plaisir. »
C’était un bel après-midi, quoique un peu frisquet, à en croire le givre sur l’herbe dehors.
René, Ambre et Alice étaient dans la chambre de cette dernière, assis respectivement sur deux chaises et un fauteuil.
L’invitation de la Houssaye était très proche, et Mme de Sous-Bois et Margaret elle-même avaient prié Alice de s’entraîner pour le jour J.
Et c’était ce qu’ils faisaient actuellement.
Drapée dans sa couverture de nuit qui faisait office de robe, Ambre tendit un des bibelots de la cheminée, qui devait représenter une théière.
J’ai l’impression de jouer à la dinette, pensa Ambre, nostalgique, tandis qu’elle remplissait d’un liquide imaginaire la tasse d’Alice.
« Merci, fit poliment Alice. René… euh… Mme De la Houssaye, en voulez-v… »
Lorsque son regard se posa sur le visage de René, elle pouffa de rire.
René avait été maquillé d’une manière grotesque, et avait finalement accepté de porter une robe d’Alice pour le rôle — cette dernière faisant à peu près sa taille, même si René la dépassait tout de même.
Et il était hilarant à voir.
« T’es pas censée rire, souleva d’une voix hautement perchée René, levant le nez en l’air. Et non, je ne veux pas de votre pisse d’âne.
— Non mais oh, comment osez-vous parler sur ce ton, madame ? Répliqua Alice, continuant de glousser.
— Bon, les enfants, calmez-vous, ou sinon, on ne va jamais terminer le script. »
En effet, le parchemin se présentait sous une forme de script : Mme de Sous-Bois avait prévu tout le tournant des conversations, et comment elle en arriverait au but final : questionner l’avenir amoureux d’André De la Houssaye (le fameux prétendant.)
« Bon, alors… marmonna Ambre, se replongeant dans le parchemin, ouvert sur la table. Faire allusion à la production de fromage de M. De la Houssaye, avant de rebondir sur le fait qu’elle appartiendra bientôt à André, et souligner qu’il est toujours au célibat. Mais elle est tarée, cette fille ! S’exclama t-elle. Si ça se trouve, André n’est même pas au célibat, et là, Mme de Sous-Bois va s’en prendre plein la figure !
— Je crois bien qu’il est seul, la contredit Alice. Ma mère est toujours au courant de tout, pour ce qu’il est des ragots du coin. Ce genre d’informations ne devrai t pas lui échapper. »
Tiens, comme ma mère…
Telle grand-mère, telle petite-fille.
« Bon, alors rebondissons ! Dit René de sa voix aigu. Oui, la production de fromage va bientôt appartenir à mon petit-chéri de fils ! Est-ce bien ce que vous vouliez savoir ? »