Elle ouvrit les yeux.
La petite chambre était à présent illuminée, et on pouvait voir la poussière danser dans les rayons du soleil.
Était-ce la bonne nuit de sommeil que venait de passer Ambre, ou ce beau début de journée, elle ne le savait pas, mais en tout cas, l’énergie fourmillait sur sa peau et lui picotait agréablement la poitrine.
Je suis chez ma mamie, pensait-elle, toute contente. Je suis en vacances, dans mon milieu d’enfance. Ça va être super !
À peine eut-elle franchi la porte de sa chambre qu’elle entendit :
« Bonjour. »
Ambre fit vivement volte-face, et se retrouva nez-à-nez face à une femme d’une quarantaine d’années, plutôt petite, ses cheveux clairs noués en une queue-de-cheval basse sur sa nuque.
Immédiatement, Ambre la trouva hautaine, que ce soit dans sa posture, dans son regard, ou simplement dans sa voix : son bonjour avait la même résonance qu’un au revoir.
Ce n’est qu’une impression, essaya t-elle de se convaincre.
« Qui êtes-vous ?
— À votre avis ? Claqua l’inconnue d’un ton acerbe. Qui donne à manger à Mme Nerri ? Qui s’occupe d’elle ? »
Elle lui adressa un regard si meurtrier qu’Ambre comprit immédiatement que c’était à sa petite-fille de s’occuper de sa grand-mère, pas à elle.
« Et puis, qui vous a ouvert, hier ? » asséna t-elle.
Toute son énergie redescendit en pic, et Ambre sentit même une larme picoter le coin de son œil.
Elle se mordit la lèvre, baissant le regard.
« Pardon. »
L’assistante ne répondit rien. Elle tendit une main froide :
« Mme Fève. »
Ambre la serra :
« Ambre… Petite-fille de Mme Nerri.
— J’ai bien compris. »
Les yeux de Mme Fève s’attaquèrent à la racine des cheveux blonds d’Ambre, avant de glisser sur ses sourcils.
Soudain, sans savoir pourquoi, Ambre se sentit intimidée, sous les iris clairs et imposants de Mme Fève. Elle se retint vivement de ne pas plaquer ses mains contre son visage. Elle était tout de même censée avoir vingt-trois ans, pas quatre.
Perturbée, elle finit par dire en détournant la tête de son regard fixe :
« Je dois vous laisser, j’ai des choses à faire. »
Quoi, elle ne savait pas, mais ce qui était sûr, c’est qu’elle devait les faire.
Mais Mme Fève la retint par la force même de sa voix :
« Attendez. J’imagine que l’on peut parler entre personnes censées, entre adultes, n’est-ce pas ? »
Ambre haussa un sourcil.
Pour qui la prenait-elle ? Pour une gamine de quinze ans, voulant se faire tatouer le prénom de son petit-ami sur le bras ?
Ah, tiens, il fallait qu’elle rappelle Dylan, tout à l’heure.
L’incompréhension devait se lire sur son visage, puisque Mme Fève rajouta d’un air las et exaspéré :
« C’est au sujet de votre grand-mère. »
Les oreilles d’Ambre se dressèrent :
« Oui, que se passe t-il ?
— C’est très simple : je ne pense pas que votre grand-mère soit sauvable. Déjà, dès le début de sa maladie, on le savait mes collègues et moi, qu’elle était irrécupérable. »
Ambre en resta bouche bée, sentant son cœur dégringoler dans sa poitrine sous le choc.
Irrécupérable.
Comme un vieux yaourt périmé.
Comme un vieil objet cassé.
Sa grand-mère était devenue un objet.
Objet irrécupérable.
La jeune femme sentit le regard inquisiteur de l’assistante la transpercer, lisant dans ses pensées et sentiments comme dans un livre ouvert.
Ambre releva la tête, essayant de relever ses coins de bouche qui s’affaissaient sous le poids des larmes :
« Ah carrément ?
— Carrément, comme vous dites », acquiesça t-elle, avec une pointe de sarcasme, sans cligner une seule fois des yeux.
Il était évident que ce n’était pas une blague.
Ou alors, Mme Fève était quelqu’un de particulièrement monstrueux.
Bien qu’Ambre n’en pensa pas moins, elle savait que Mme Fève n’était pas ce genre de personne à plaisanter. Son rire devait être d’un faux déconcertant.
« … Mais… fit Ambre d’une voix perdue, ma mère m’avait dit que mamie allait mieux…
— L’espoir fait vivre, répliqua froidement l’assistante, comme si elle ne croyait pas du tout en ces sottises. Mais faites-moi confiance, cela fait longtemps que je pratique. »
Lui faire confiance ? À cette femme ?
Combien de personne avait-elle vu mourir devant elle ?
« Mais je ne doute pas de vos… euh… capacités… mais… vous êtes sûre ?
— Je le suis. De toute façon, on meurt bien tous un jour. »
C’était officiel : cette femme n’avait aucun cœur.
C’était plutôt elle, qui était irrécupérable. D’annoncer tout cela de cette manière… Elle n’en semblait même pas gênée, pas même attendrie. Elle consulta sa montre d’un air impatient.
« Bon, moi aussi, j’ai des choses importantes à faire. »
Elle contourna Ambre comme si c’était un vulgaire objet.
Mais en l’espace de quelques secondes, elle en était devenue un : son âme venait d’être annihilée.
… Aussi, à quoi m’attendais-je ? Pensa Ambre, s’essuyant le coin des yeux. À ce que ma grand-mère guérisse ?
Qu’elle retrouve sa mémoire, ses souvenirs, son expérience, une mentalité acceptable ?
Ambre se rendit compte qu’elle n’avait plus du tout, plus du tout faim.
Et dire que la malade ne saura jamais qu’elle l’est…
***
« Salut Ambre, je voulais te parler, mais comme tu es occupée, enfin je pense, eh bien… voilà. Donc… euh… rappelle-moi dès que tu peux. »
C’était la quatrième fois qu’Ambre réécoutait le message vocal que son compagnon Dylan lui avait laissé sur son répondeur, le jour où il avait tenté de l’appeler, et à chaque réécoute, Ambre se sentait un peu plus perdue.
Assise contre le mur de la salle de bain — la seule pièce possédant une prise murale à sa connaissance —, elle pesait le pour et le contre. La touche appeler était juste devant elle, rayonnante d’un vert joyeux, plein d’espoir.
Finalement, la curiosité anima son pouce, qui appuya rapidement sur l’écran, et la seconde d’après, son téléphone bipait d’attente.
Elle le porta à son oreille, mordillant nerveusement ses lèvres de ses canines.
« Allô ? »
Elle manqua de sursauter, tant Dylan avait répondu vite.
« Salut Dylan, dit-elle, tendue. Tu m’as demandé de te rappeler… »
D’une main, elle se mit à jouer nerveusement avec le tapis sous ses pieds, plein de poussières, passant ses doigts sur sa peluche défraîchie.
« En effet. »
Un long silence s’installa sur la ligne.
« … Et donc ? Encouragea t-elle.
— Ambre… je… Je te quitte. »
À l’entente de ces mots enflammés, Ambre écarquilla les yeux, les oreilles empourprées.
« Quoi ?! S’écria t-elle. Maintenant ?
— Bah…
— …
— Désolée, Ambre. »
Et le téléphone bipa, confirmant que tout était bien fini.
Elle lâcha plus qu’elle n’enleva son téléphone de l’oreille, et fixa l’écran, devenu noir. Elle s’y voyait en reflet, une jeune femme de vingt-trois ans, des yeux rougis, des lèvres dégoulinantes de tristesse.
Elle releva la tête, et un plus grand miroir, celui de la salle de bain, sale, crasseux, quelque peu rayé, lui fit face.
Il lui renvoyait la même image, en bien plus grand.
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