« Ambre, lâchez-moi ! »
Ambre ne s’en préoccupa même pas. Elle dévala les escaliers, les doigts serrés autour du poignet d’Alice, qu’elle trainait comme une valise derrière elle.
À ses oreilles résonnaient encore le bruit terrifiant des lattes du parquet, craquant dans l’incendie.
Il allait descendre, cet incendie. Avaler l’escaliers de colimaçon. Les murs. L’étage entier. Puis celui en-dessous. Puis le rez-de-chaussée.
Et eux.
Elle voulait rentrer chez elle.
« Qu’est-ce qu’on fait là ? »
Ambre cligna des yeux, et se rendit compte que de nombreux arbres l’entouraient.
Au loin, on pouvait voir la demeure des De Sous-Bois, ses murs blancs et ses belles fenêtres élégantes… Ainsi qu’une menaçante fumée noire qui s’émanait du toit.
« Qu’est-ce que… ?! Lâcha Alice, les yeux rivés vers les tuiles. Qu’est-ce que c’est que ça ?! Ambre ! »
Elle secoua vigoureusement et nerveusement sa main dans tout les sens, paniquée.
« Ambre, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui se passe, dis-le-moi, s’il te plaît ! »
Ambre ouvrit la bouche.
Et un grand sanglot en sortit.
Sous le regard stupéfait et apeuré d’Alice, Ambre plaqua ses mains sur ses yeux, les larmes dévalant ses joues.
René, qui se tenait à quelques mètres de là, avec quelques soucis de vision puisqu’il avait oublié ses lunettes, se rapprocha.
« Qu’est-ce qui se passe ? fit-il.
— Elle est morte ! Cria Ambre. Mme de Sous-Bois est morte, je ne sais plus ce qu’il s’est passé, elle m’a brandit un chandelier, cette tarée, et puis je ne sais plus ! »
Elle ressentit à nouveau la flammèche grimper le long de ses cheveux.
Alice en avait la mâchoire décrochée.
René, lui, leva la tête vers le ciel.
« Peut-être y aura t-il une pluie qui va tout éteindre, et… »
Alice éclata en larmes, et passa ses bras autour du cou de René, enfouissant son nez dans le creux de son épaule.
D’abord pris au dépourvu, il finit par rabattre ses bras dans le dos de la jeune fille, d’un geste consolant.
« Je veux partir… sanglota t-elle. Je veux partir, je veux partir !
— Tu partiras », répondit René.
Ambre eut l’étrange impression d’être fixée. Elle releva la tête vers lui, et constata qu’en effet, il la fixait, d’un regard plein d’attentes.
Savait-il ? Savait-il qu’il y avait un puits dans cette forêt, pouvant remonter le temps ?
Non, il ne pouvait pas…
Mais malgré cela, Ambre savait qu’il n’y avait pas meilleur moment pour avouer ce qu’elle cachait depuis des semaines et des semaines déjà.
« Alice… toussota t-elle, reniflant ses derniers pleurs. Alice, j’ai quelque chose à te dire. »
La jeune fille se délia de René, les yeux rougies, mais les joues sèches : c’était le pull de celui-ci qui avait tout pris.
« Alice… »
Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge.
Alors, René prit la parole :
« Elle sait comment voyager dans le temps. »
Ambre le dévisagea, surprise.
Il était donc bien au courant.
« Comment le sais-tu ? S’étonna t-elle.
— Cette nuit, où tu étais partie faire je ne sais quoi dans la maison, expliqua René, et où je t’avais demandé si tu avais un moyen de quitter cette époque. Je savais que tu mentais. Même dans l’obscurité, j’ai tout vu.
— Attendez, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! Lâcha enfin Alice, qui semblait réaliser ce qu’ils venaient de révéler. Voyager dans le temps ?! Vous le saviez ? »
Elle se tourna vers Ambre.
D’abord interdite, Ambre dévisagea Alice, scrutant son expression, comme pour savoir si elle était prête à recevoir une telle information.
Puis, tout doucement, sa tête s’hocha d’elle-même, tirant sur sa nuque tendue.
« Oui. »
Alice en resta bouche bée.
« Ne t’énerve pas, s’il te plaît, supplia précipitamment Ambre. Ne t’énerve pas, ne m’en veux pas, je ne… »
—… Mais je ne t’en veux pas, murmura Alice. Pourquoi t’en voudrais-je ?
— C’est que… Ça fait plusieurs jours — bon, OK, plusieurs semaines— que je suis au courant. Je sais, j’aurais dû te le dire avant… Oh, Alice, comme j’avais peur qu’on ne se quitte sur une dispute ! »
« Alice ! Viens voir ! »
René était à quelques pas de là, agenouillé au sol, le regard fixé sur quelque chose entre les hautes herbes.
La jeune fille mit quelques instants avant de retomber sur terre, se détourna, et s’agenouilla à côté de René :
« Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Regarde… »
Il pointait quelque chose entre les fourrés et les grosses touffes de fougère, qu’Ambre ne parvenait pas à apercevoir de là où elle était.
Elle vit les traits d’Alice se détendre, et sa bouche s’arrondir en un « oh ! » émerveillé et presque béat.
Intriguée, Ambre s’approcha à son tour, et, se penchant au-dessus des herbes folles, elle aperçut une fleur aux pétales d’un rose délicat, et à la senteur angélique.
« C’est une rose… murmura René.
— Non, c’est une pivoine, corrigea Alice, un sourire aux lèvres.
— Ah bon ?… Aussi, j’ai laissé mes lunettes dans ta maison…
— Oui, mais… c’est tout de même ravissant. »
Sans hésiter, René saisit la fine tige entre ses doigts, et l’arracha de terre. Puis, timidement, il la présenta à Alice :
« Tiens. C’est… c’est pour toi. »
Alice ne sut même pas quoi répondre. Ses joues devinrent aussi roses que la fleur, tandis qu’elle l’attrapait.
« Moi ?… » murmura t-elle.
Elle caressa le bout des pétales pâles, d’un geste presque tendre.
« Je vais la sécher, dès que l’on rentrera, affirma t-elle.
— Non ! »
Alice sursauta à l’exclamation de René. Ce dernier rougit.
« Je veux dire… si tu veux… mais… elle sera bien plus belle vivante qu’éternelle, non ?… »
Ambre fronça les sourcils, sans comprendre.
Alice eut un temps de réflexion, et elle passa la pivoine dans ses cheveux.
« Je vois », finit-elle par dire.
Ils eurent un sourire complice, et c’est à ce moment qu’Ambre comprit qu’elle avait beau faire tous les efforts qu’elle pouvait, elle ne rattraperait jamais la complicité entre René et Alice qu’entre elle et sa grand-mère.
Son regard se perdit au loin, entre les arbres de la forêt, repensant à Mme De Sous-Bois.
Et soudain, c’est là qu’elle le vit.
Le puits de pierre.